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Bosnie : àpropos du soulèvement en cours

dimanche 9 février 2014

[Synthèse effectuée d’après les différentes agences de presse, des journaux (français, suisses et la BBC), les correspondants du Courrier des balkans, les chronologies heure par heure dans plusieurs villes du journal bosniaque de Sarajevo, "Dnevni avaz". Depuis la guerre civile de 1992-1995, la Bosnie-Herzégovine est un Etat fédéral composé de gouvernements locaux dans chacun de ses dix cantons, avec au-dessus une Présidence collégiale qui associe la partie serbe (République serbe de Bosnie) et croato-bosniaque (Fédération de Bosnie-et-Herzégovine).]

Mercredi 5 février

Tuzla. Dans cette ville industrielle sinistrée du nord de la Bosnie où le chômage est supérieur à40 %, quelques centaines d’ex-employés des usines en faillite, rejoints par une partie de la population, manifestent contre la misère et les autorités corrompues. Tuzla était autrefois un des centres industriels de l’ex-Yougoslavie, où une grande partie de la population travaillait pour quatre entreprises publiques. Elles produisaient des meubles ou encore de la lessive. Privatisées depuis le début des années 2000, elles n’ont pas pu faire face au désengagement des actionnaires qui les ont lâchées après s’être bien sucrés dessus, ne paient plus de salaires depuis des mois et sont désormais en faillite (certaines depuis 2008). Les travailleurs mis sur le carreau demandaient initialement la démission du gouvernement cantonal corrompu et un coup d’arrêt de la mainmise du secteur privé sur l’économie du pays.

D’après les journaux locaux, environ 600 personnes, principalement des chômeurs, se sont d’abord rassemblées devant le bâtiment du gouvernement du canton. Suite au refus du Premier ministre de les rencontrer, les manifestants ont décidé de forcer le cordon de police pour entrer dans l’édifice. Immédiatement, le comité cantonal de la Confédération des syndicats indépendants, qui s’était jointe àla manifestation, se dissocie des manifestants pendant que l’administration locale annonce « ne pouvoir absolument rien faire pour résoudre les problèmes de ces chômeurs  ». Une fois le bâtiment du gouvernement occupé, les manifestants en colère n’en sont pas restés là. Plutôt que de s’enfermer dans le siège symbolique du pouvoir local, ils commencent aussi àbloquer les rues au nord de la ville avec des barricades (pneus enflammés et poubelles). Onze véhicules de la police et du gouvernement sont défoncés en passant. Les affrontements avec la police qui finira par les déloger dureront plusieurs heures.
« Tuzla est àgenoux  » titrera le lendemain Slobodna Bosna, l’un des principaux hebdomadaires de Bosnie-Herzégovine. Le bilan est de 23 manifestants blessés et 27 autres arrêtés par la police.

Jeudi 6 février

Tuzla. Au deuxième jour de protestation, vers 13h, 6000 personnes redescendent dans la rue et affrontent durement les forces de l’ordre pour reprendre le bâtiment du gouvernement cantonal (molotovs, pierres, oeufs, pétards). Les drapeaux qui se trouvent sur sa façade sont brà»lés. A 19h, 2000 personnes sont toujours devant le bâtiment du gouvernement du canton et continuent d’affronter la police. Des commerces sont pillés et la rue principale de la ville est fermée. « Trente manifestants et 104 policiers ont été admis tout au long de la journée au centre des urgences de Tuzla (nord-est). Ils présentaient des blessures causées par des objets durs et aussi àcause de l’irritation des yeux par des gaz lacrymogènes  », selon l’AFP. A 23h tourne la rumeur que la police s’apprêterait àrejoindre les manifestants, parce que le syndicat de la police du canton de Zenica-Doboj a appelé ses collègues de Tuzla àcesser de défendre les politiciens et àfaire grève.

Des premières manifestations de solidarité se déroulent dans 6 autres villes, dont Prijedor, Zenica (au centre de la Bosnie), Bihac (àl’Ouest), et dans la capitale Sarajevo (2000 personnes), où les manifestants jettent des oeufs sur les bâtiments publics et parviennent àbriser les fenêtres du bâtiment du gouvernement cantonal. “La mèche allumée àTuzla est en train de se propager dans tout le pays. Partout, on trouve des usines dévastées par les privatisations mafieuses et la corruption politique, c’est le ras-le-bol général de gens appauvris et humiliés†, affirme le quotidien Dnevni Avaz de Sarajevo.

Vendredi 7 février

A partir de midi, les manifestations reprennent àTuzla pour le troisième jour consécutif. Les écoles primaires et secondaires sont fermées. Le recteur de l’Université a annoncé la suspension des examens dans toutes les facultés jusqu’ànouvel ordre. Vers 13h, ce sont maintenant 10 000 personnes qui font face au bâtiment du gouvernement cantonal.
Ailleurs, des manifestations ont repris àZenica, Kakanj, Mostar, Prijedor, Bihać. D’autres manifestations ont été annoncées àBanja Luka, Travnik, Donji Vakuf, Jajce, KljuÄ , Cazin, Visoko, ŽepÄ e, Zavidovići, et dans d’autres villes de Bosnie. "Nous n’avons rien àmanger. Et vous ?" ou "Quand l’injustice devient loi" peut-on lire sur différentes pancartes.

A 14h, des manifestants acclamés par la foule prennent d’assaut le bâtiment du gouvernement cantonal de Tuzla. La police ne réagit pas. Au même moment àSarajevo, des manifestants commencent às’en prendre au bâtiment du gouvernement cantonal de Sarajevo. "Des protestataires ont cassé les fenêtres et ont mis àfeu aux guérites des gardiens et aux locaux", explique la télévision officielle locale. A 14h15, le bâtiment du gouvernement cantonal de Tuzla est en flammes.

A 14h30 àSarajevo, les manifestants investissent cette fois le siège du gouvernement de toute la Fédération de Bosnie-Herzégovine. Dossiers et ordinateurs valsent par les fenêtres avant que le feu ne soit mis au bâtiment. La foule empêche les pompiers d’accéder au site, ces derniers font demi-tour.

A 16h àSarajevo, le bâtiment de la Présidence collégiale de Bosnie-Herzégovine est également attaqué et en flammes. L’incendie du plus haut symbole de l’Etat ne sera éteint que vers 19h avec la fin provisoire des affrontements dans la capitale et la dispersion des derniers manifestants. On dénombrera 145 blessés àSarajevo, dont 93 policiers.

A 16h30, àTuzla, après l’incendie du siège du gouvernement local, plusieurs cortèges différents se dirigent vers le tribunal du canton, la prison (bien protégée, et où les prisonniers et la foule s’encouragent mutuellement), la mairie et d’autres bâtiments publics. La mairie est rapidement prise d’assaut et incendiée par ceux qui s’y sont rendus. Au même moment, on apprend que le siège du gouvernement cantonal de Zenica (où 3000 manifestants affrontent la police) est en train de brà»ler àson tour. Dans cette ville, des manifestations ont aussi poussé dans la rivière plusieurs véhicules appartenant àdes politiciens locaux. Les autorités locales ont d’ailleurs annoncé leur démission.

A 20h, l’Etat annonce que les archives historiques de Sarajevo conservées dans le bâtiment de la Présidence de la Fédération ont brà»lé, ainsi que les registres civils de la mairie de Tuzla et ceux de la mairie du quartier Centre àSarajevo. A Tuzla dans la soirée, les pompiers tentaient pour la seconde fois d’éteindre un incendie au siège du gouvernement local, rallumé par quelques manifestants àla faveur de la nuit tombante.
A Mostar dans la journée, plusieurs milliers de manifestants se sont emparés du bâtiment du gouvernement local et se sont mis àlancer les ordinateurs et autres équipements par les fenêtres avant de l’incendier. Le siège de la municipalité a également été incendié par des manifestants en colère, ainsi que les locaux des deux principaux partis au pouvoir dans le coin (HDZ croate et SDA bosniaque).
A Sarajevo vers minuit, les pompiers (20 camions) n’avaient toujours pas réussi àéteindre entièrement l’incendie du siège du gouvernement (qui avait démarré à14h et été le premier attaqué par les manifestants), dont le dernier étage et le toit brà»lent toujours.
A Banja Luka, capitale de la République serbe de Bosnie, 300 personnes ont organisé une manifestation pour appeler àl’unité entre les différentes parties de la Bosnie et témoigner leur appui aux manifestants du reste du pays (bosno-croates).

Selon un quotidien libéral suisse, "Partout, une seule revendication fédère les colères : « qu’ils s’en aillent tous  ». Les manifestants réclament en effet la démission de tous les responsables politiques, des maires, des députés, des gouvernements cantonaux, du gouvernement de la Fédération et de celui de l’Etat central... « Cela fait vingt ans que l’on dort, il est temps de se réveiller  », répètent les manifestants. Les responsables politiques sont aux abonnés absents : le premier ministre du canton de Tuzla a démissionné, mais les plus hautes autorités du pays restent muettes et invisibles. Vendredi après-midi, le maire de Brcko, dans le nord du pays, a tenté de s’adresser àla foule, avant d’être brièvement pris en otage. Des manifestants ont chassé le maire de la petite ville de Gornji Vakuf àcoups d’œufs pourris et aux cris de « Voleur ! Nous voulons des changements !  » Quelle que soit la couleur des élus, nationalistes ou sociaux-démocrates, c’est un même rejet qui frappe l’ensemble de la classe politique. Les ambassades occidentales et le Bureau du haut-représentant international en Bosnie ont lancé, vendredi après-midi, un timide appel au calme, qui n’a guère rencontré d’écho." (Le Temps (Genève), samedi 8 février 2014).

Jusqu’àprésent, ces manifestations spontanées contre la misère et tous les politiciens n’ont offert que peu de prises àla récupération, et les cortèges se divisent régulièrement (comme àTuzla et Sarajevo) pour attaquer des cibles différentes. La police n’est pas prête au bain de sang (elle se retire au cours des affrontements lorsqu’elle est submergée, et est régulièrement àcours de lacrymogènes et de balles en caoutchouc), tandis que les manifestations émeutières commencent àgagner plusieurs grandes villes de Bosnie-Herzégovine. A présent que les sièges du gouvernement ou les mairies ont été incendiés sous la colère (comme àTuzla, Zenica, Mostar et Sarajevo) et que les gouverneurs commencent àdémissionner, même s’il reste encore beaucoup de choses àdétruire, les enragés risquent d’être confrontés àdes choix encore plus passionnants ces prochains jours pour tenter de reprendre leur vie en main.

On remarquera aussi que comme souvent [1], ce ne sont pas des entités imaginaires et fantasmées comme "le peuple" ou "les travailleurs" qui sont descendus dans la rue, mais une petite partie hétéroclite de la population (ouvriers licenciés, groupes d’étudiants, supporters de foot, chômeurs enragés, etc.). La ville de Tuzla compte par exemple près de 100 000 habitants, et les manifestants en colère étaient de 6000 à10 000. A Sarajevo, capitale de 400 000 habitants, la proportion est plus faible encore. La situation actuelle témoigne donc encore une fois qu’une minorité agissante peut beaucoup, y compris sans organisation préalable. Trois jours ont suffit pour que la poudre accumulée de mécontentement social se transforme en une explosion de rage qui pourrait se généraliser en Bosnie-Herzégovine (avec d’un côté une Serbie et de l’autre une Croatie inquiètes).

Face àune économie en ruine et une classe politique totalement discréditée, la suite est bien sà»r entre les mains de chacun, notamment entre faire émerger de nouveaux leaders plus comme ceci ou plus comme cela (il y a eu 55% d’abstention aux municipales de 2008 sur fond de nationalisme), ou approfondir le mouvement vers quelque chose de complètement autre, sans plus d’exploiteurs ni d’exploités, de dirigeants ni de dirigés, de maîtres ni d’esclaves.
Pour que ce rapport social puisse être bouleversé de fond en comble, le premier pas qui seul peut ouvrir vers cette possibilité, ce pas destructif initial contre le pouvoir en place (ô combien différent de celui qui a eu cours lors la mobilisation patriotique de 1992-95), ce pas qui rompt normalité, atomisation et résignation vient peut-être d’être franchi en Bosnie-Herzégovine. Souhaitons qu’il en appelle d’autres...

Mais au fait, nous, ici, on fait quoi ?


Au lendemain des affrontements avec les flics, et surtout des assauts incendiaires contre plusieurs bâtiments de gouvernements locaux, mais aussi de la Présidence àSarajevo, les porte-paroles médiatiques du pouvoir se plaisent àmettre en avant le retour "au calme".

Samedi 8 février, des rassemblements de plusieurs centaines de personnes se sont pourtant produits sous la pluie battante àBihac (nord-ouest), Konjic (sud) ou encore dans la capitale Sarajevo, mais ils ont vite été dispersés par la police. A Bihac, des manifestants ont tout de même lancé des pierres contre le domicile du chef du gouvernement cantonal.

En face, le pouvoir a bien compris que ces explosions de rage face àla misère et l’ensemble de la classe politique pouvaient reprendre àtout moment. Dimanche 9 février, le haut-représentant de la communauté internationale, Valentin Inzko a ainsi lâché une interview menaçante au quotidien autrichien Kurier. Rappelant que près de 600 soldats sont stationnés en Bosnie-Herzégovine, au sein de l’opération Eufor-Althea sous mandat de l’ONU, dont près du tiers vient d’Autriche (195), il annonce d’abord qu’il dispose en tant que haut-représentant de la communauté internationale en Bosnie de pouvoirs discrétionnaires... puis que "en cas d’escalade de la situation, nous devrons peut-être penser àenvoyer des troupes de l’UE."

Du côté des manifestants, les différents journaux ont parfois sorti des témoignages qui en disent long :
"Cela devait se produire. S’ils avaient été malins, cela ne se serait pas produit", a commenté Mirsad Dedovic, 56 ans. "Une partie de moi est désolée quand je vois ce qui s’est passé hier. Et d’un autre côté, je me dis que tant pis". (Reuters, 08/02/14)
"Ça fait des années que j’attends une manifestation comme celle-là", confie un manifestant âgé d’une cinquantaine d’années. Grâce àDieu, ce moment est arrivé", s’exclame Maja, une jeune manifestante. "Enfin un peu de mouvement ! Oui, il y a des violences, mais d’après moi, cela vaut mieux que l’apathie qui plombe le pays." (Courrier des Balkans, 8 février 2014)
"Cette violence est terrible, mais les gens ont compris qu’ils ne peuvent rien changer en manifestant paisiblement. Les salaires de nos hommes politiques dépassent souvent 4.000 euros, alors que la retraite moyenne est de 150 euros par mois. C’est une honte !" (AFP, 9 février 2014)
L’Union des syndicats indépendants de Bosnie-Herzégovine garde ses distances. "Nous ne pouvons pas être solidaires de cette violence, c’est inadmissible." La foule semble poussée par la frustration et le désespoir. Personne ne la contrôle. La police est débordée. (Courrier des Balkans, 8 février 2014)

Enfin, alors que le pays est verrouillé par la peste nationaliste depuis la guerre de 1992-95 (100 000 morts en Bosnie) et le jeu des partis depuis pour gérer le pays, ce qui s’est passé àMostar vendredi 7 février pourrait bien réouvrir le champ des possibles. Les Musulmans, majoritaires dans l’est de Mostar, et les Croates, dominant dans l’ouest de la ville, ont exprimé ensemble leur colère en prenant pour cible les bâtiments du pouvoir. Les sièges des deux partis nationalistes (HDZ croate et SDA bosniaque) qui se partagent le gâteau et alimentent sans cesse les fausses divisions ont également été incendiés dans cette ville. Une partie de la population, marquée par la guerre civile, ne peut que constater que les plus jeunes sont portés par un vent de révolte qui dépasse ces clivages : “J’ai sauvé ce bâtiment de la destruction par le feu en 1992. Quand les Tchetniks [milices serbes] ont attaqué ce bâtiment, j‘étais celui qui éteignait le feu. Maintenant nous sommes dans une situation où ce sont nos enfants qui ont grandi en Bosnie-Herzégovine qui mettent le feu àce bâtiment†raconte àla télé l’ancien Président du bureau exécutif du Centre de Sarajevo pendant la guerre.

À suivre...

[Repris de Brèves du Désordre.]


[1Des émeutes de novembre 2005 en France àcelles de Londres en aoà»t 2001 ; du soulèvement en Tunisie en décembre 2010/janvier 2011 àcelui en Egypte en janvier/février 2011 (et après) ; des émeutes de Turquie (juin 2013) àcelles du Brésil (juin/juillet 2013) ; ou même lors de la récente protestation àBurgos (Espagne) contre un projet de restructuration urbaine (janvier 2014).