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Débrouillages identitaires : Quand la nature contredit la Nature...

dimanche 9 septembre 2018

Récemment projeté sur les écrans romands, le film XXY vient nous rappeler, sur le mode de la fiction, la fragilité de nos catégories de pensée concernant les sexes. Prisonniers d’une double pensée binaire qui superpose les identités féminines et masculines aux catégories biologiques femelles et mâles, nous supportons mal lorsque la nature elle-même vient contredire nos préjugés. Mais au-delàdes considérations identitaires, c’est toute l’organisation sociale et ses enjeux de pouvoir qui se trouvent en question.

« Mais quand même, vous ne pouvez pas nier que la nature nous a faits hommes ou femmes !  » Quand cette phrase surgit, la discussion est en général mal embouchée. Sonnant comme un rappel àl’ordre, cette nature-làa pour fonction de circonscrire les limites de ce qui est humainement envisageable. De ce fait, elle tend àmasquer des conflits idéologiques sous couvert d’évidences biologiques. La force de cette évidence, longuement entretenue par la médecine moderne, est telle qu’il est bien difficile d’avoir le dernier mot face àqui en brandit l’arme.

Aux plus persévérant·e·s qui sont àla recherche d’un solide argumentaire en de pareilles circonstances, on pourra utilement conseiller la lecture d’un petit livre dirigé par Catherine Vidal [1], sorte de retournement d’armes qui se propose d’en découdre avec les « mythes et idéologies  » du féminin et du masculin. On y apprend que ni le cerveau, ni les os, ni les chromosomes, ni même les sacro-saintes hormones, ne nous obligent àpenser le monde selon une opposition binaire entre femmes et hommes, pas plus qu’ils nous forcent ànous définir en fonction de ces seules catégories identitaires. Ce àquoi nous avons affaire le plus souvent, ce sont des continuums entre des caractères mâles et femelles. Certes, puisqu’il en va de la définition la plus intime de nous-mêmes, le brouillage de ces catégories, si rationnel soit-il, provoque souvent une réaction de rejet ou d’auto-dénigrement (pensons àla « femme àbarbe  » qui, de phénomène de foire, a été transformée avec les progrès de la civilisation en consommatrice de produits cosmétiques et de thérapies hormonales).

Ainsi, quand la nature se livre aux jeux du hasard et se met elle-même àbrouiller de manière visible la bicatégorisation qu’on lui prête àtort, c’est le monde entier qui semble vaciller. Lorsque Alex, le personnage central du film de Lucia Puenzo, vient au monde avec une structure chromosomique XXY et se trouve doté d’un double appareil génital mâle et femelle (hermaphrodite), ses parents décident de se retrancher dans une zone reculée de l’Argentine, pour échapper précisément àce monde dont ils craignent le regard. Mais ce qu’ils fuient avant tout, c’est la nécessité d’un choix qu’ils se sont refusés de faire àla naissance de leur enfant, et qu’ils sentent pourtant inexorable maintenant qu’Alex a quinze ans. Pour sa part, et loin des discours sur le choix que l’on trouve par exemple chez les personnes transexuelles ou transgenre, Alex aimerait avoir le choix de ne pas choisir. La normalité est vécue pour elle comme la perspective d’une mutilation. Et en l’absence de tout repère normatif, elle est amenée àse débrouiller avec ce que sa puberté et son entourage lui font ressentir de plus en plus comme une anomalie. Le monde réel lui revient en la personne d’un biologiste, ami de la famille et auteur d’un ouvrage savant sur « L’origine des sexes  », de la part duquel on attend des conseils avisés. Tout le paradoxe de la situation est que c’est dans le regard inquisiteur du chercheur, symbole central de l’oppression d’Alex dans le film, que ses parents vont chercher une réponse autorisée àce qu’il leur arrive. Plongée un instant dans le livre, perplexe, Alex le refermera aussitôt pour s’endormir.

L’opression est justement le mot clé de l’affaire. Si les éléments les plus infimes de notre corps se sont vu conférer une telle importance dans les sociétés modernes, ce n’est pas seulement pour le plaisir de savoir qui nous sommes et d’où nous venons. L’enjeu est surtout que chacun reste àsa place : celle qui nous aurait été donnée par la Nature. C’est aujourd’hui dans le cerveau ou dans les hormones, et non plus dans la bible, qu’on va rechercher la clé des mystères de notre cosmologie et de nos identités, ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes. Les prêtres ont été largement remplacés par des neuropsychologues et autres savants peu scrupuleux. Un exemple aussi triste que récent nous en a été livré lors d’une table ronde où un professeur de médecine de l’Université de Genève, invité àdonner son avis sur la pertinence de quotas en faveur des femmes, a cru bon de s’en référer àla testostérone pour justifier sa réticence face àune telle mesure. A quoi on pourra rétorquer, pour avoir le dernier mot qu’on empruntera àCatherine Vidal, que si le pouvoir était affaire de testostérone, eh bien les conseils d’administration des grandes entreprises et les collèges professoraux seraient remplis de messieurs aux torses vraiment très velu et qui s’apparenteraient àdes ours. L’absurde est parfois la meilleure arme contre l’absurdité !

[/ Christian Schiess.
In l’émiliE, no.1518, mars 2008./]


[1Féminin Masculin. Mythes et idéologies, Paris, éd. Belin, 2006. 123 p.