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« Fiers d’être coupables  »

Horst Fantazzini (1979)

mardi 20 septembre 2011

Les prisons spéciales ont toujours existé, leur histoire suit celle du pouvoir. Change, en se rationalisant, la « spécialité  » de la détention. Prométhée, enchaîné àla roche et maudissant les Dieux, symbolise l’insubordination au pouvoir, symbolise les incarcérations spéciales. L’insubordination au pouvoir nécessite des traitements spéciaux, elle n’est pas la même chose que la transgression des lois : cette dernière est « conciliable  », l’autre est un acte de guerre.

Chaque institution spéciale est une aire privilégiée du pouvoir – de tous les pouvoirs – làoù actionner, avec les moyens les plus variés, des menaces pour ramener les « déviants  » àla norme, signifie accepter ces Lois qui sanctionnent la domination d’une classe sur le reste des citoyens.

Les « déviants  » sont divisés en deux catégories : relatifs et absolus. Est déviant relatif celui qui se soumet àla punition en acceptant la logique dépersonnalisante, celui qui collabore àla « récupération  » sociale. Est déviant absolu le rebelle, le compagnon, le révolté, ces magnifiques prolétaires dont le parcours carcéral a toujours été spécial. Durant des années, la division du « traitement  » a été exercée d’une manière plus ou moins clandestine, puisque celle-ci n’était validée par aucune législation « Ã©crite  ». Les rebelles, les compagnons, les irréductibles, étaient liés àdes directeurs « volontaires  » qui avaient pour tâche de « les dompter  ». [...]

L’accentuation de la crise économique, la diffusion des comportements illégaux de masse, la prolifération d’une jeunesse refusant de se laisser exproprier quotidiennement de sa propre joie de vivre et le phénomène de la lutte armée ont fait enfler les files des déviants absolus. La résolution des problèmes ne pouvait plus être laissée au zèle de tel ou tel directeur, fonctionnaire ou autre bourreau de l’État. Le problème était politique et devait être résolu comme tel.

Avec la « réforme  » de 1975 a été introduit, pour la première fois, le principe de « traitement différencié  », l’acte de naissance officiel et légal des « prisons spéciales  ». [...]

Une nouvelle phase s’était ouverte, le pouvoir avait opéré un saut qualitatif : nous devions apprendre àvivre, résister et lutter, dans des conditions complètement différentes de celles du passé. Ces dix années de lutte àl’intérieur des prisons, durant lesquelles nous avions atteint les niveaux d’opposition les plus élevés, avec des prisons brà»lées, détruites, des compagnons tués, des évasions de masse, des siècles de galères distribués aux révoltés, appartenaient désormais au passé.

La nouvelle phase imposait des séries d’analyses, de réflexions, d’organisations de masse, pour amorcer dans le « circuit spécial  » un processus irréversible qui ne devait pas, comme dans le passé, s’épuiser dans de violents « embrasements  » de courte durée, mais devenir une spirale continue d’opposition au pouvoir, une lutte complexe. La prison, qui avait toujours exprimé une opposition partielle, devait se recomposer avec ses propres réalités externes, avec ses propres réalités de classes, dans une lutte qui devait trouver unies toutes ces strates sociales qui, majoritairement frappées par la crise et les exclusions sociales, contestaient le programme forcé de « paix sociale  ». [...]

Prométhée, dans sa lutte solitaire, exprime l’irréductibilité de l’individu au pouvoir. Nous déviants absolus, prolétaires antagonistes sans intermédiaires au pouvoir, nous ne devons pas nous complaire dans notre irréductibilité, mais nous unir, àl’intérieur et àl’extérieur des prisons, pour engager une lutte de longue durée contre nos ennemis communs. Seul et avec les autres. Sans prétentions à« guider  » et néanmoins en déléguant àd’autres nos missions. Organisons-nous, donc. Mais comment ?

Le cycle de luttes initié àl’été ’78 àAsinara et poursuivi durant des mois, s’élargissant en faisant tâche d’huile et impliquant tous les nombreux prisonniers spéciaux mais aussi certains dit normaux, a constitué un moment très important. Comme travail révolutionnaire de masse et comme indicateur pour le futur. Le pouvoir, pris àl’improviste par la continuité et l’importance de cette lutte, a adopté une ligne apparemment « souple  », moment tactique pour gagner du temps et se préparer au passage àune nouvelle phase de gestion beaucoup plus rationnelle.

Ce moment d’apparente faiblesse du pouvoir a déterminé un excès d’optimisme faisant fleurir les slogans triomphalistes tels que « Pouvoir rouge àl’intérieur des camps [1]  », qui n’avaient pas et n’ont pas de réelle correspondance dans la réalité.

Les espaces conquis, s’ils ne se sont pas enracinés conjointement dans de larges secteurs populaires, peuvent être engloutis facilement par le pouvoir. Le mois en cours (février 1979) signe le début d’un mouvement de « gestion  » du carcéral.

L’arrestation en masse de compagnons/-gnes de diverses prisons collectives et de familles de détenus, coupables d’être notre « voix  » dans le mouvement, àl’extérieur, coupables d’information – de contre-information –, est un fait d’une extrême gravité, comme est extrêmement préoccupante cette intimidation du pouvoir (en arrêter 30 pour en intimider 3.000).

[...]

Nous, compagnons anarchistes, unis aux compagnons [2] autonomes et aux divers compagnons communistes et prolétaires prisonniers particulièrement rebelles et conscients, nous nous battons pour construire une ligne d’organisation réellement de masse qui – surtout – soit l’expression réelle des besoins des prolétaires prisonniers, de nos besoins de liberté, d’autonomie, de communisme. Nous ne portons pas un discours « avant-gardiste  », si cher aux crypto-léninistes. Par conséquent, notre référent extérieur n’est pas le fait de telle ou telle O.C.C. [3] […], mais plutôt du mouvement révolutionnaire étendu qui exprime quotidiennement son désaccord actif – par tous les moyens – àla nauséabonde domination du capital.

Notre objectif immédiat, comme mouvement des prolétaires prisonniers, est de chercher àcréer, de façon collégiale, débats et discussions avec tout le tissu social contestataire (quartiers ghettos, écoles, marginaux, travailleurs précaires, esclaves du travail au noir, chômage des jeunes, etc.) qui, comme nous, n’ont rien d’autre àperdre que leurs chaînes et portent dans leur cœur un monde nouveau àédifier.

Ce travail de recomposition entre prison et territoire sera difficile et long, mais est l’unique route vers la victoire. La libération des masses exploitées ne peut advenir que d’une lutte portée vers l’avant et gérée par les exploités eux-mêmes. Les prêtres avant-gardistes, guides et consciences des masses, ont déjàdonné leurs fruits historiques, et ce sont des fruits amers.

Un autre de nos objectifs, comme compagnons anarchistes, est d’intervenir àl’intérieur du mouvement anarchiste. En déplaçant les eaux stagnantes. Stimuler les comportements réellement subversifs, au détriment léger de la pureté idéologique qui plaît énormément ànos intellectuels, a suffisamment d’incidence sur les réalités sociales qui nous entourent. Nous voulons obliger le mouvement anarchiste àreconnaitre que dans les camps de l’État il y a aussi des compagnons anarchistes. Des compagnons qui n’entendent pas endosser ce rôle qui depuis tant d’années semble être le seul accepté par les anarchistes incarcérés : innocents et victimes du pouvoir (mais est-ce un mérite, pour un révolutionnaire d’être innocent envers le pouvoir ?).

Nous sommes fiers d’être coupables envers l’État, nous ne nous lamentons pas de pourrir dans des camps, ànotre mesure nous combattons quotidiennement pour la liberté et la révolution sociale.

[...]

Salutations révolutionnaires !

D’une porcherie appelée « Centre clinique  » - Regina Coeli, 23.02.1979.
Horst Fantazzini

Repris de Article11


[1Horst Fantazzini emploie le terme allemand « lager  » qui signifie littéralement « camp de concentration  » en allemand. Celui-ci peut sembler excessif et marqué par un âpre contexte d’opposition idéologique et politique, cependant quelques éclairages sont àapporter quant àl’usage du mot. Le philosophe italien Giorgio Agemben explique dans l’article « Qu’est-ce qu’un camp ?  » du recueil Moyens sans fins (Publié chez Payot – Rivages.) que l’émergence historique des camps n’est pas un développement du droit carcéral mais de l’état d’exception et de la loi martiale.

Bien que la Prusse semble détenir la paternité juridique du concept de Schutzhaft (1850) – « détention protective  » –, élaboré pour les périodes de guerre, des camps de concentration furent établis au préalable en pratique dans d’autres pays : par l’Espagne àCuba pour parquer les populations de la colonie en 1896, par l’Angleterre pour les BÅ“rs en Afrique du Sud au début du XXème siècle, ou encore par la France en 1915. En Allemagne, l’émergence des camps pour prisonniers politiques en 1933 fut placée hors du droit carcéral et pénal grâce àla Schutzhaft.

Selon G. Agemben, « le camp est l’espace qui s’ouvre quand l’état d’exception commence àdevenir la règle  ». C’est un bout de territoire qui est placé en dehors du système juridique normal. Paradoxalement, malgré l’exclusion, l’état d’exception est intégré lui-même au système. Il devient une organisation permanente normale. En ce sens, le régime carcéral spécial italien, qui fut aboli en 1985, présentait bien les caractéristiques d’un lager, et ce qui choque le lecteur français contemporain dans l’emploi de ce terme est la confusion qu’il fait entre la forme paroxystique du camp d’extermination nazi et celle, historiquement plus fréquente, du camp de concentration. Cette forme de réduction métonymique est dangereuse. En se focalisant sur l’innommable, nous oublions quelques dimensions des conditions de sa production, notamment juridico-politiques. Il est entendu que la seconde prépare le terrain de la première, et que toutes deux sont totalement inacceptables. Pour citer G. Agemben sur les camps d’extermination : « Le camp n’est que le lieu où s’est réalisée la condition inhumaine la plus absolue qui ait jamais existé sur terre : c’est le fait qui compte, en dernière analyse, pour les victimes comme pour la postérité.  »

En employant ce terme, Horst, éminemment provocateur, vise juste. Le terme lager n’a pas encore, en 1979, la charge mémorielle et symbolique qu’il possède aujourd’hui. Sa propre généalogie n’est pas totalement effacée, et la possibilité prospective de qualifier de lager les actuels camps européens de « détention protective  » des immigrés non désirables a des antécédents juridiques et politiques.

[2L’ami Serge Quadruppani précise en commentaire que le terme "compagnon" devrait plutôt être traduit par "camarade". Il explique : « Les anars préfèrent dire "compagnon" plutôt que "camarade", pour se distinguer des marxistes, mais làoù on dit "compagno"en italien, il faut traduire généralement par "camarade" (le terme camerato étant réservé aux fascistes en italien).  »

[3Les Organisations Communistes Combattantes sont des groupes politiques militants radicaux dont les Comités de Lutte (C.d.L.) carcéraux ont essayé de s’inspirer quant àleur organisation politique interne.