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Inactualités écumantes et dilution de brouillard

Par Aviv Etrebilal (2017-2018)

dimanche 24 mars 2019

Adresse aux intelligences contrariées de l’époque et notes d’humeur sur la morosité ambiante, les « â€†premiers concernés  », l’activisme, l’influence de l’université et les coups portés aux révolutionnaires en période d’austérité et d’identité.

Par certains aspects, la notion d’« â€†Ã©poque  » est invalidée par le constat que dans toutes les époques des grandes lignes se répètent et ne se chassent pas, qu’il y a de toutes les époques dans toutes les époques. Quoiqu’il en soit, l’usage que nous ferons ici de ce mot est àprendre avec des pincettes. D’un point de vue révolutionnaire, il apparait avec évidence que nous vivons actuellement une séquence àla fois très faible, très affaiblissante, particulièrement problématique. Si son caractère inédit n’est pas certain, il est pourtant certain que nous nous retrouvons défaits de manière bien inédite. « â€†Plus un individu vit avec son temps, plus il meurt avec lui  » disait Stefan Zweig avant de prouver son argument en situation réelle. Il est certain que l’air est irrespirable. Ici et là, on étouffe de la ceinture qui se serre suite aux derniers coups de boutoir contre l’option « â€†Ã‰tat-providence  » de l’État dans certaines régions du monde (comme, de façon archétypale, la « â€†nôtre  »), ou àcause des approfondissements de l’exploitation dans le cadre de mesures protectionnistes ou d’« â€†austérité  », entre questionnements et problématiques identitaires omniprésentes, gestion et politiques migratoires plus que jamais en crise, guerres localisées et tensions géopolitiques internationales (et l’anti-impérialisme des imbéciles – mais y en a-t-il un autre  ? – qui va avec), le retour en force des pouvoirs et contre-pouvoirs religieux et de leurs pôles de radicalité, ce rapport au monde libéral qui produit un individualisme narcissico-capitaliste atomisé, qui malgré les apparences (trompant les anarchistes eux-mêmes), représente bien l’enterrement de l’hypothèse anarchiste individualiste de type stirnerienne ou illégaliste de la Belle époque, qui reposait sur l’antagonisme asymétrique et diffus et la libre-association. Mais une idée comme celle-ci, et sa praxis, ne peuvent jamais être enterrées complétement, pas pour les morts-vivants que nous sommes, qui pourrions la porter avec plus de conséquence, malgré les feux temporaires de l’incompréhension généralisée, en mettant en Å“uvre le possible et l’impossible pour souffler sur les braises qui couvent assurément encore.

Nouvelle époque ou non, il y a de quoi se sentir affaiblis…

Ici, en France, un mouvement social a eu lieu contre ladite « â€†Loi Travail  » puis un autre contre la loi « â€†ORE  ». Plus précisément, des mouvements sociaux ont désiré avoir lieu, mais n’y sont pas parvenu àcause d’une conjoncture d’éléments variés, parmi lesquels une impuissance chronique àretrouver de la force et de l’intelligence collective dans les rues, les assemblées et les débats. À trop vouloir gérer des antagonismes spectaculaires pour faire fructifier des petits potentats de milieu, on perd rapidement la notion du nécessaire. Mais surtout, il n’y a eu aucune extension réelle, aucun trouble de la normalité véritablement conséquent comme auraient pu l’être des foyers d’émeutes dispersés, des blocages et grèves qui bloquent effectivement le pays, empêchent les travailleurs de travailler, les écoles d’ouvrir, etc. Le mouvement contre la loi ORE (qui s’est lui-même présenté comme un refus, certes peu conséquent même analytiquement, de la sélection, avec parfois « â€†et son monde  ») a été certainement plus perturbateur et moins engoncé dans le folklore de la radicalité d’extrême gauche que celui dit « â€†contre la Loi Travail  » qui a vu naître la nouvelle formalité impérieuse  : le dit « â€†cortège de tête  »â€†â€“ nous mettons des guillemets, mais celui-ci porte bien son nom et le revendique avec une fierté identitaire fétichiste d’elle-même. Mais toujours rien àvoir ou presque avec les mouvements précédents, de mai 68 à95 jusqu’au mouvement dit « â€†anti-CPE  » en 2006, qui chacun portait aussi nombre de déceptions, mais qui étaient parvenus àcreuser des brèches bien plus conséquentes dans la normalité capitaliste. Au-delàde la morosité intrinsèque àl’époque àlaquelle il serait sans doute trop engageant de vouloir s’opposer, on fait de nécessité vertu, on la valide, s’y insère et on s’y adapte  : on préfère désormais une répétition de gestes fétichisés, d’auto-références identitaires et de formules creuses, on pimente cette radicalité illusoire d’un cynisme inconséquent, une remarquable nouvelle manière de faire de la politique en dépolitisant tout alors que parallèlement, une critique révolutionnaire et antipolitique de ces pratiques et du monde qui les produit ne semble plus audible, en tout cas pour le moment. Pendant que des starlettes de la contestation s’évertuent àprêcher des prophéties auto-réalisatrices (comme « â€†les élections n’auront pas lieu  ») avant de se rétracter par principe de réalité sans doute, tout en récupérant les fonds de tiroirs anarchistes (« â€†génération ingouvernable  »), ailleurs, tout le monde se débat sans débattre, les uns sur les autres, et des révolutionnaires prennent le parti avec opportunisme de l’opinion répandue qui voudrait que pour être audible aujourd’hui et en ces termes, il faut bien être pragmatiques et ne surtout pas trop réfléchir, penser ou donner àpenser, car cela « â€†empêcherait d’agir  ». Alors que pourtant, c’est bien par-làque pourrait plutôt être enrayée la répétition perpétuelle des mêmes gestes et formules fétichisées et que pourrait se trouver un peu plus de créativité, grande absente. Certains semblent croire se délester du poids de la mémoire, pensant remettre la vielle anarchie « â€†Ã sa place  », ou bien préfèrent se laisser écraser par ce même poids de l’histoire, pensant « â€†reconstruire l’autonomie  », se « â€†réapproprier  » ou « â€†défendre  » ceci ou cela et autres vÅ“ux pieux, mais tous finissent bien trop légers pour affronter la gravité du monde dès que la réalité commence àfrapper dur dans l’inconnu, ou dès que la complexité s’intègre dans l’équation. Trop empêtrés dans des affects inintéressants, de nombreux radicaux perdent tout sens de la conflictualité sociale, parfois même en attaquant. Prenons par exemple le cas symptomatique d’une attaque [1] àOrbeil (Puy-de-Dôme) que les auteurs [2] revendiquent dans le but de faire connaitre le « â€†paquet de raisons  » qui motive leur action, mais qui, dans un communiqué extrêmement long, développent surtout des considérations d’ordre personnelles et affectives, et qui affirment  : « â€†Un gros paquet [de raisons d’attaquer] dans lequel ne figure pas la perspective d’ouvrir une brèche dans la normalité pour qu’advienne la révolution sociale  ». Par truchements successifs d’un mille-feuille idéologique extrêmement faible, il ne s’agit plus de commettre des attaques pour attaquer ce monde, participer àlui porter des coups, contribuer modestement àla guerre sociale en cours depuis toujours, mais d’expliquer ses raisons, très personnelles [3], qui se doivent de n’avoir rien àvoir avec celles des autres (par démarcation) et qui ne peuvent surtout pas en inspirer d’autres (par effet d’originalité et d’humilité feinte).
Ce n’est làqu’un exemple dans une série de communiqués surréalistes publiés ces derniers temps et dont les ressorts s’expliquent par une sorte de perspective auto-thérapeutique, des « â€†envies  », des « â€†affects  », des raisons « â€†personnelles  » qui tolèrent toutes les autres « â€†raisons personnelles  » d’attaquer un pylône ou autre chose, peu importe, après tout, la cible, puisque viser et enquêter serait « â€†un travail de militant  ». Absurdité, morbidité.

Parallèlement, ailleurs ou presque, la passion, l’imitation et la fascination, en pure extériorité, pour la violence des autres assaisonnée àla sauce politique adéquate. Encore un serpent qui se mord la queue. On se croit hors de l’histoire, désintéressé de toute transmission, mais on ne fait que reproduire toutes les pratiques qui avaient été dépassées par les critiques salutaires de celles et ceux qui avaient déjàexploré ces chemins caillouteux dans les années 60 et même avant. Que ce soit dans un rapport fièrement anti-théorique ou au contraire dans une dynamique théoricienne [4], on fonce dans le mur des éternels recommencements. On peut alors s’endormir dans des cycles ronflants et répétitifs de coups d’épée volontaristes et ponctuels dans le vide et de répression, se répétant jusqu’àne plus intéresser personne et ne plus s’intéresser àpersonne, ou bien trouver de nouvelles armes et munitions.

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Alors que toute tentative cohérente de refondation d’un mouvement révolutionnaire est systématiquement sabotée pour permettre la recomposition pragmatique des mondanités civilisées et des politesses « â€†affinitaires  » de cour, le cynisme post-moderne entraîne un rejet « â€†désabusé  » et ignorant des pensées et pratiques issues du XIXe siècle (parmi lesquels révolution, insurrection, anarchisme, communisme anti-autoritaire, illégalismes, propagande par le fait, etc.) et de l’après-guerre (autonomies françaises, italiennes, espagnoles et allemandes, insurrectionnalisme italien, lutte armée, lutte en armes, etc.). On n’en garde que ce qui avait été justement écarté par le produit de l’analyse  : anti-fascisme et anti-racisme démocratiques et bourgeois, écologie conservatrice, « â€†luttes  » culturelles et contre-cultures, territorialisation par l’ennemi et auto-enfermement, identity politics et « â€†déconstruction  » libéralisée de l’individu capitaliste atomisé, etc. Tout ou presque, sauf la révolution et son hypothèse, puisqu’il s’agit plutôt de se faire un nid dans ce monde en y accédant et en y creusant son trou pour certains, en cherchant àle rendre sur-vivable pour d’autres. Plus rien àfaire non plus des incontrôlés, des exclus réels, délinquants, des blasphémateurs, des rebelles, des insoumis, des individus révoltés, àmoins qu’ils ou elles ne soient d’une ou d’une autre catégorie fétichisée le temps d’une mode, plus ou moins longue, point trop n’en faut (pardi  ! Si on ne séparait pas comme ça, il pourrait y avoir des brèches dans la normalité, une révolution même, qui sait  ?). L’obsession et le prisme classiste d’antan, contre lesquels les anarchistes se sont tant débattus et se débattent encore un peu lorsqu’ils ne l’ont pas eux-mêmes intégré, se voit remplacé désormais par des critères plus modernes et plus sociologiques encore que ceux des marxistes, jusqu’àla sociobiologie, la génétique et toutes les horreurs qu’elles charrient. Selon que l’on soit plutôt identitaire ou plutôt activiste et gauchiste, il s’agit de « â€†trucs de blancs  » ou de « â€†trucs démodés d’intellos qui vont même pas sur les zones de guerre de la ZAD  ».
Ça se passe sur Facebook cousin, lâche ton Bakounine, il faut checker tes privilèges et la nouvelle vidéo de Squeezie, le nouvel ebook du Comité Invisible en top priority sur ma shopping list.

Mais que reste-t-il de nos followers   ?
Triomphe de la vacuité, prime au néant, la jeunesse a le « â€†seum  » pour de vrai, Christine Delphy a remplacé Emma Goldman, Lordon a repris la place de Malatesta, Hazan celle de Maspero, le militant de la religion et du capitalisme Medine celle de Woody Guthrie, petits capitalistes minables sous tous aspects du hip-hop de droite en guise d’inspiration contre anarcho-punks, banlieusards et rockers émeutiers du passé, Houria Bouteldja et les « â€†décoloniaux  » en lieu et place de Fanon et des grandes luttes anticolonialistes, ne pas parler aux flics, ne pas se soumettre àdes baveux et àleur mode de défense intégré, établir des axes de défense offensifs et collectifs qui ne laissent personne sur le carreau, ne pas se coucher devant un juge devient « â€†un truc de ouf  » [5], les « â€†sans-papiers  » ne trouvent plus grâce aux yeux des gauchistes qui leurs préfèrent les « â€†réfugiés  » plus présentables ou les « â€†exilés  » avec lesquels on pourrait pleurer àpropos de ce pays d’origine qui leur manque (avec le rêve morbide de les renvoyer dans leur véritable « â€†chez eux  »â€† ?), les luttes anticarcérales disparaissent àmesure que les notions d’innocence et de légitimité s’imposent comme des catégories intégrables àla prose contestataire, l’antisémitisme n’est plus vraiment un discriminant pour rien, les occupations idéalistes de places (Nuit Debout, indignés, Occupy, etc.), malgré un essoufflement incontestable, se proposent comme substitut démocratique àl’émeute et au soulèvement, dialogue et négociation sont alpha et oméga, l’assistanat social de choc et le réformisme radical en lieu et place d’une intervention révolutionnaire, la lutte est remplacée par des conquêtes culturelles, une vision gramscienne qui s’ignore s’impose un peu partout, de la Nouvelle Droite àl’extrême gauche, etc. etc. La liste pourrait être plus longue et plus démoralisante encore. Mais le temps de reprendre un souffle, évoquons la cerise sur le cupcake déconstruit, comble suprême, petit délice supplémentaire  : être « â€†antiraciste  » consiste désormais àreconnaître l’existence des « â€†races  », et il est tout àfait acceptable que soient attaqués des révolutionnaires aux cris de « â€†notre race existe  !  » (sic), par des personnes qui prétendent « â€†porter la voix des racisé.e.s  » (!), les locaux et les réunions [6] de celles et ceux qui refusent ce hold-up sémantique et politique qui n’est pas sans rappeler celui, la plupart du temps porté par les mêmes, du concept d’« â€†islamophobie  ». Le capharnaüm peut rapidement se remplir de tout ce qui se fait ou presque, de ceux dont la lutte politique consiste àrecycler leurs déchets ou ceux des autres, àse faire porteurs d’un régime alimentaire ou d’un mode de vie àcôté des jongleurs (en attendant la réinsertion professionnelle, voir le retour au bercail), sans oublier ceux qui passent par làpour mieux parvenir après (car on ne lutte pas contre la discrimination au travail pour du beurre…).
Après tout, les discriminations, y en a marre, nous les anars on ne peut jamais être flics antiterroristes, les chouchous « â€†non-blancs  », hommes-grenouilles, femmes, indigènes, albinos, golfeurs homosexuels, véliplanchistes, protestants àcrête, flutistes tatoués et handicapés nous passent toujours devant  !

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Partant du principe pourtant absurde que le partage d’une oppression entraîne nécessairement une complicité politique, et de celui, tout àfait juste au demeurant, que chacun est souvent le mieux placé pour critiquer une domination qui le frappe spécifiquement, si tant est que « â€†rester chacun àsa place  » serait un axiome subversif, il y a cette nouvelle « â€†pensée  » politique qui génère, entre autres effets, l’idéologie (appelons les choses par leur nom) de la « â€†non-mixité  », et que nous appellerons ici le mythe des « â€†premiers concernés  », qui se diffuse comme se diffusent les superstitions, c’est-à-dire sans recul, au sein des petits microcosmes militants. Seuls ceux qui subissent une oppression peuvent lutter contre celle-ci, mais aussi en parler, exprimer un refus, l’analyser, etc. Par cet effet de magie, un dit « â€†blanc  » (et cela comporte visiblement toutes sortes de couleurs autres que « â€†non-blanche  », on y comprend plus rien…) qui lutterait contre le racisme serait un raciste car il se substituerait, violemment (il faut toujours un peu d’emphase…), ૠ la parole des opprimés  », qui est d’or, alors que des bourgeois parfois homophobes, religieux, anti-IVG, réactionnaires, sexistes, racistes et parfois crypto-négationnistes mais « â€†racisé.e.s  » et organisés en tant que tels et sans autre argument que celui d’être, sont les bienvenus. On leur offre même un peu du pouvoir qu’ils réclament, tant qu’ils acceptent cependant de jouer leur bon rôle de « â€†racisé.e.s  » àcondescendre, car, au fond, il n’y a rien de plus colonial que le décolonial. Tout cela s’étend avec des argumentaires flous et dilués qui finissent toujours par nous expliquer, par exemple, que la question des frontières, des prisons, de l’État, du racisme, du sexisme, de la répression, etc. ne nous concernent pas tous et toutes…

Chacun dans son secteur social et chacun dans sa (son in)corporation « â€†raciale  ». On peut dès lors ranger les luttes sociales et l’attaque de l’existant aux poubelles de l’histoire. Rentrez chez vous, y’a rien àvoir  ! – et surtout – mêlez-vous de vos propres oppressions  ! Le racisme et les « â€†oppressions  » exercés contre d’autres que vous ne vous regardent pas, vous sentir concerné est d’ailleurs une « â€†appropriation culturelle  », voir une oppression raciste. En somme, bourgeois déconstruits coupables de blanchité, pendez-vous, ça ira plus vite et ce sera plus simple pour tout le monde.
Il s’agit en fait de finir de liquider, après les stals, l’héritage révolutionnaire et le principe même de solidarité entre les révoltés, mais aussi entre les humains. Ce principe qui faisait qu’àla répression sanglante d’une grève répondait une tentative d’insurrection comme àChicago en 1886 [7], alors que des exploités du monde entier se sentaient concernés par le sort réservé àd’autres catégories d’exploités, conscients qu’une attaque contre la liberté, aussi particulière soit-elle, concernait tous les amants de la liberté, qu’ils soient premiers, quatrièmes ou douzièmes concernés. Il s’agit d’approfondir des séparations que le pouvoir s’évertue déjààfaire exister. C’est précisément le mode de gouvernement démocratique  : séparation sociale, culturelle, sexuelle, communautaire, qui fait prospérer des petits potentats censés représenter les « â€†causes  » et les soi-disant « â€†intérêts communs  » des « â€†premiers concernés  » idoines, servant de relais d’appoint pour le pouvoir entre l’État et la population.
Une nouvelle « â€†race  » de partenaires sociaux en quelques sortes, mais pour les banlieues, qui siègeraient comme la CGT avant eux avec leurs plus beaux costards aux bureaux des plus hautes instances comme contre-pouvoir interne àl’État. C’est d’ailleurs l’objectif revendiqué àtravers l’apologie du community organising et de la réussite commerciale en non-mixité, la mise en avant des jeunes entrepreneurs commerciaux et politiques de banlieues, mais surtout de la classe moyenne et de la bourgeoisie d’origine immigrée qui « â€†ne veut pas brà»ler des voitures, mais en construire et en vendre  » [8].

Foin de tout cela  ! Il n’y a rien àen garder hormis la sincérité de celles et ceux qui ne s’y perdent que pour un temps. Il faut continuer de porter le propos de Bakounine sur la liberté pour tous et la solidarité [9] et nous préférerons toujours cela au mythe consternant des « â€†premiers concernés  », concernés, qui eux-mêmes, sont assez probablement consternés de tout ce manège quelque peu histrionique qui tourne sur leur bon dos.

« â€†Les poètes sensibles qui rappelaient les pertes et les chercheurs qui les ont documentées, ont été comme les scientifiques qui ont découvert la structure de l’atome. Les chercheurs des sciences appliquées ont utilisé cette découverte pour séparer le noyau de l’atome, pour produire des armes qui peuvent séparer le noyau de chaque atome  : les nationalistes ont utilisé la poésie pour séparer et fusionner les populations humaines, pour mobiliser des armées génocidaires, pour perpétrer de nouveaux holocaustes. Les scientifiques, les poètes et les chercheurs se considèrent innocents des campagnes dévastées et des corps carbonisés. Le sont-ils vraiment  ?  »
Fredy Perlman, L’Appel constant du nationalisme [10], 1984.

Ce mythe se diffuse notamment àtravers des idéologues issus des sciences sociales qui parviennent àinfuser leurs concepts intenables et leur vocabulaire jargonneux dans les mouvances dites radicales. Les sciences sociales ne peuvent être autre chose que des sciences policières subventionnées, ce que la critique sociale a déjàétabli depuis longtemps, on ne devrait pas avoir besoin d’y revenir. Pourquoi alors faire appel àde tels entrepreneurs en concepts lorsqu’il y a encore tant àpuiser dans la mémoire des luttes (qui n’ont pas de couleurs, de religions ou de genres) et des révoltes non-subventionnées du passé  ? La Recherche va-t-elle continuer longtemps de nous expliquer comment (ne pas) lutter contre le monde qu’elle produit et qui la produit en retour, ou contre l’État àqui elle appartient  ? Il est visiblement nécessaire de rappeler chacun au bon sens. Comme Fredy Perlman, nous pensons que « â€†l’unité parmi les différents ‘groupes d’intérêts’ est aussi inconcevable pour les sciences sociales que la révolution. Pendant qu’il [le scientifique social] soutient, comme ‘scientifiquement prouvé’, que les différents groupes ne peuvent pas s’unir dans une lutte […] l’expert fait tout ce qu’il peut pour empêcher une telle unité, et ses collègues créent des armes juste au cas où les gens s’unissent contre le système […]. Parce que parfois toute la structure se fissure.  » [11] Si la structure doit se fissurer, alors il faudra en finir avec les séparatismes et la particularisation effrénée des luttes dont on voudrait séparer les noyaux des atomes, en finir avec les étouffants vÅ“ux pieux gauchistes, de « â€†la convergence des luttes  » àla recherche de nouveaux « â€†sujets révolutionnaires  ».

La révolution ne peut qu’être le fruit d’une abolition des séparations qui permettent àla normalité de normaliser, et donc de régner sur un monde où chacun est àsa place. Lorsque des femmes excluent « les hommes  », lorsque des « â€†non-blancs  » excluent « les ’’blancs’’  », lorsque des homos excluent « les hétéros  », ils entérinent les catégories identitaires et politiques, gravent dans la roche les identités auxquelles ils enjoignent les individus àse soumettre, et dont nous voulons, en contradiction, nous libérer, en tout cas, auxquelles nous refusons d’être assignés. Il s’agit d’un travail non-rémunéré (quoique, cela dépend, des postes et des chaires existent) pour le maintien de l’ordre. Plus paradoxalement, ils reproduisent les deux formes d’oppression qui les ont amenés àvouloir s’organiser de la sorte  : l’assignation et l’essentialisme. Se servir des outils de notre domination pour en finir avec la domination n’a jamais fonctionné et ne fonctionnera jamais, par définition, et par bon sens, mais encore faut-il être capable d’identifier l’assignation et l’essentialisme làoù ils se trouvent. Le Parti des Indigènes de la République et ses collègues ont, pour leur part, déjàrésolu la question (« â€†L’essentialisme n’appauvrit pas le monde  : il l’enrichit.  » [12]), qu’en sera-t-il des révolutionnaires  ? Le gros du ventre mou semble avoir décidé par indécision de suivre le coche, peu importe les odeurs pestilentielles qui en émanent, en s’en défendant plus ou moins par ailleurs, en se chantant des berceuses surtout, sur un air mélancolique de PNL, le seum quoi, cette molle apathie démonstrative et revendiquée, esthétisée, conformiste mais qui se vit àcontre-courant de papa. Un nihilisme dépassionné, désengagé… A total eclipse of the heart.

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Les laboratoires de la pensée sont aujourd’hui les laboratoires du pouvoir. Pouvoir et contestation du pouvoir piochent leurs idées dans le même réservoir. À quand la fusion comme àCuba  ?
Nées dans le chaudron de la normalité universitaire, ces nouvelles formes de la politique sont encore jeunes et mal échauffées, elles ne sont pas encore assez passées sous le rouleau compresseur de l’histoire et de sa critique et trébucheront peut-être en conséquence. Il faut les y aider sans aucun regret et les enterrer avant qu’elles ne se réveillent comme des zombies de la critique.

L’université de l’État serait donc censée nous fournir une « â€†boite àoutil  » pour vaincre l’État, des armes pour en finir avec ce monde « â€†et son monde  »â€† ? Hollywood, la bourgeoisie et la classe politique ne nous crachent-ils pas en permanence leurs propres auto-critiques  ? Pourquoi pas l’État  ? Pourquoi pas piocher, obéissants, làoù l’on nous demande de piocher  ? N’est-ce pas pour cela qu’ont été créées les universités  ? Depuis celle de Bologne au XIe siècle jusqu’àcelle de Paris VIII Vincennes offerte aux soixante-huitards « â€†avec qui on pouvait parler  » (entendre les traîtres) contre un peu de paix (et depuis déplacée àSaint-Denis et colonisée par les idéologues du premier-concernement), il s’agit de construire un monopole de l’élaboration intellectuelle et de la connaissance pour contrôler les imaginaires et l’humanité tout entière. C’est pourquoi nous voulons détruire la Recherche et nous émanciper de l’université, pour en finir avec leurs monopoles, pour en finir avec l’État.

On pourrait croire que les anarchistes allaient offrir quelques résistances àce rouleau compresseur de la fashion post-moderne, mais ce n’est pas le cas. C’est même, dans certains endroits, tout le contraire qui se produit, en France, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, aux USA, etc. Se laissant emporter par la moindre mode, la moindre offre politique en kit (avec son vocabulaire, sa culture, son folklore identitaire, ses sophismes, son matériel de propagande) qui ressemble, de près ou de loin, àun refus de l’existant, des anarchistes très réceptifs se proposent, internet aidant, comme force de propulsion et de publicité de ces nouvelles manières de faire de la politique par le stigmate, favorisant les logiques d’éternels soutiens, les postures et les pratiques posturales àla praxis, parlant de « â€†non-mixité  » en citant pour exemple incritiquable, par exemple, le parti maoïste-racialiste-nationaliste des Black Panthers, en augmentant les vieilles antiennes d’un vernis superficiel de gender studies [13] saupoudré d’exotisme et de fascination sociale pour ce qu’ils ne sont, en grande majorité, pas du tout, et ne deviendront jamais. Tout est bon dans le tofu. Surtout la morale, de celle qui naît au fin fond des squats. Des plus vieux ont abandonné depuis longtemps face àla puissance et la séduction/culpabilisation du marketing politique post-moderne, cédant du territoire, ouvrant la porte, comme seule alternative àla solitude sociale (et affective, pauvres petits agneaux fragiles), quitte àbrader les principes qui la veille étaient encore fondamentaux et intransigeants. On peut croiser du Tevanian le mercredi, du bio-dynamique en croà»te le samedi, du Bonanno le dimanche et monter sa PME auto-gérée ou même pas le Lundi Matin.

Dans un magma pareil, on ne peut pas aujourd’hui parler d’un mouvement anarchiste ou révolutionnaire, ni même d’un simple mouvement anti-autoritaire, mais de petits milieux dépolitisés remplis de gourous sans disciples ou presque, de chefs sans ouailles et d’ouailles sans chefs, polarisés derrière leurs propres faiblesses et sur la défensive permanente pour resserrer des liens au sein des micro-communautés radicales, organisées sous forme de sectes plus ou moins prosélytes, il y a des variations sur ce dernier point.
Avec l’existant qui s’offre pour alternative àlui-même àtravers l’université et ses avatars, la contestation suit le mouvement. Les anarchistes sont des réceptacles de troisième main. Ils ne sont même pas véritablement visés par ces appels d’offre, car supposément immunisés. Non, c’est le zèle de la perdition qui les entraîne. Comme ce piège que le lapin observe et étudie avant d’être pris dedans. Après tout, perdre un bras, certains le conseillent pour vivre heureux.

***

En bref, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, àmoins que vous ne soyez révolutionnaires. Lorsque nous avons appelé cette revue « â€†Des ruines  », nous ne pensions pas encore aux ruines de nos espoirs… Plutôt que de foncer toujours plus en avant dans le néant activiste, sans aucun recul, le front baissé, il s’agit ici de contribuer àremédier àcette merde dans laquelle nous nous mourons, àce vide dans lequel aucun air ne peut subsister. Il s’agit de fabriquer des balles, des flèches et des couteaux. Des bombes pour transformer les murs qui enserrent nos imaginaires en ruines, en ruines, et des mots comme carburant de l’incendie. Nous pensons que c’est àcela que l’époque nous contraint si nous souhaitons être àla hauteur des enjeux qui se trouvent en face de nous, et retrouver des perspectives véritablement offensives et solidaires, donc loin de toute logique politique et identitaire, loin des laboratoires de la pensée d’État et de la civilisation. Sauvages et saufs.

Mais parmi d’autres, une question subsiste…

Que reste-il de révolutionnaire qui serait capable d’attirer àlui, comme par le passé, les intelligences contrariées de ce monde  ? Que reste-t-il de nos amours  ?

Février 2017 (augmenté en juillet 2018),
Aviv Etrebilal.

[Edito de la revue anarchiste apériodique Des Ruines, n°3/4, disponible depuis mars 2019.]


[1« â€†L’été, c’est barbeuk d’antennes relais  », publié le vendredi 25 aoà»t 2017 sur nantes.indymedia.org.

[2Nous parlons bien ici d’« â€†auteurs  », puisque ces attaques, étant donné le contenu volontairement impossible àse réapproprier, sont bien menées par des auteurs, comme on est auteur de son journal intime.

[3À ce propos nous conseillons la lecture du texte Éloge de la pudeur d’André Prudhommeaux dans le numéro précèdent de cette revue, dont le titre suffirait déjààcorriger ces « â€†désirants  » qui ne le désirent point, puisqu’ils savent déjàce qui est bon pour eux, et nous le font savoir.

[4On voit même revenir le pire de ce qu’a pu être la théorie théoricienne àgauche, d’Althusser àThéorie Communiste.

[5Que dire d’un milieu dans lequel ceux qui cherchent àse positionner au rang de « â€†proposition la plus radicale  » sont aussi ceux qui théorisent le plus la collaboration et la connivence avec la justice et les autres institutions de l’État, qui se rendent toujours àleurs convocations comme si c’était une évidence en enjoignant les autres àle faire, qui envoient les autres au casse-pipe et ne défendent que leurs « â€†proches  », leurs « â€†affinités  », etc.  ? Ne faites jamais confiance àdes appellistes, ils ont déjàthéorisé, en privé, comment ils s’en sortiront mieux que vous sans pour autant se priver de tirer profit de votre malheur.

[6Nous publions dans ce numéro, àpropos de l’attaque d’une réunion contre le racialisme àMarseille, le texte La « â€†race  » àcoup de poing américain, Récit àla première personne d’une descente racialiste àMarseille, Zabriskie Point.
À propos de Paris, on trouvera sur son blog (ladiscordia.noblog.org) et ailleurs de nombreux textes àpropos des attaques (àla peinture puis au marteau) contre la bibliothèque anarchiste La Discordia àParis (qui distribuait notamment cette revue jusqu’àsa fin), accusée d’« â€†islamophobie  » et de racisme (!) pour avoir affirmé un principe anarchiste de base  : qu’il fallait maintenir la critique des religions, toutes les religions au même titre, et qu’il n’existait pas de « â€†religion des opprimés  » ou de « â€†races  », seulement des religions qui oppriment et des racistes qu’il faut combattre en tant que tels, quelle que soit leur religion, qu’ils soient d’extrême gauche ou d’extrême droite. Il s’agit de salir ceux qui refusent l’hypothèse d’une unité avec les croyants musulmans, ou autres. À noter également, d’autres attaques de ce type dans plusieurs villes de France qui n’ont malheureusement pas été rendues publiques par aucune des parties, les uns ou les autres espérant probablement étouffer ces affaires plutôt que d’en faire des problèmes publics et sérieux qui nous concernent tous, volens nolens.

[7Nous avions abordé cet épisode insurrectionnel dans Les cinq ’’martyrs’’ de Chicago  : Innocents ou coupables  ?, Aviv Etrebilal, 2013, In Des Ruines, n°1, 2014.

[8Pour citer le rappeur Kery James, compagnon de route des milieux dits « â€†antiracistes politiques  », pas refroidis par le fait que celui-ci trouvait « â€†hardcore  » de voir « â€†deux pédés s’embrasser en plein Paris  » dans l’un de ses plus grands succès (vous vous rendez compte, en plein Paris  !).

[9« â€†Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes ou femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou une négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre que par la liberté des autres, de sorte que, plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent, et plus étendue et plus large est leur liberté, plus étendue et plus profonde devient la mienne. C’est au contraire l’esclavage des autres qui pose une barrière àma liberté, ou, ce qui revient au même, c’est leur bestialité qui est une négation de mon humanité parce que, encore une fois, je ne puis me dire libre vraiment que lorsque ma liberté, ou ce qui veut dire la même chose, lorsque ma dignité d’homme, mon droit humain, qui consiste àn’obéir àaucun homme et àne déterminer mes actes que conformément àmes convictions propres, réfléchit par la conscience également libre de tous, me reviennent confirmés par l’assentiment de tout le monde. Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tous s’étend àl’infini.  » Dans Dieu et l’État.

[10In Anthologie de textes courts (1968-1988), Ravage Editions, février 2016.

[11Tout peut arriver, 1968, ibid..

[12In « â€†Faire vivre son essence  », 22 juin 2016, Norman Ajari, sur le site du PIR.

[13Qui, lorsque cette appellation ne décrivait que des travaux universitaires théoriques remettant en question le genre et ses assignations, avant de devenir un outil de séparation donc, ne nous dérangeait pas plus que ça.