Accueil > Articles > Immigration et frontières > L’or noir de la gestion des migrants

L’or noir de la gestion des migrants

Sur les accords Italie/Libye

jeudi 29 avril 2010

« Nous fermons les portes et nous ne les
entrouvrons que pour ceux qui viennent
travailler et s’intégrer. »

S.Berlusconi, mai 2009.

En aoà»t 2008, l’Etat italien présentait des excuses
très officielles àl’Etat libyen, pour se faire pardonner
de l’occupation coloniale de 1911 à1942. Derrière les
accolades diplomatiques et les poignées de main
historiques, difficile pour la froide raison économique
de ne pas apparaître au premier plan.

Le rapprochement entre les deux Etats a débuté il y a
quelques années de cela : en 2003 déjà, un accord
bilatéral était signé, prévoyant notamment une aide
financière importante de l’Italie, dédiée entre autres
choses àla formation des policiers libyens, àla mise en
place de charters pour expulser les migrants africains
voulant passer en Europe, et àla construction de trois
camps pour étrangers au nord de la Libye.
Pour compléter le tout, l’Italie fournissait des
hélicoptères équipés de caméras àvisée infrarouge,
vedettes et radars, après que l’Union Européenne eà»t
levé son embargo économique sur le pays. Et pour
cause : l’Etat libyen menaçait d’opérer des « lâchers
de migrants clandestins  » -selon l’expression de
Kadhafi- vers les côtes européennes si l’UE
maintenait son boycott….Suite àcet accord, les
patrouilles maritimes furent réalisées en commun,
entre les polices aux frontières italiennes et
libyennes [1], et ce sont trois camps de rétention, d’une
capacité totale de mille places, qui furent construits
avec les deniers italiens. Avec l’aval de l’UE, bien que
celle-ci ait hypocritement « dénoncé  » les pratiques
de l’Etat libyen en matière de traitement des
migrants. Cette même UE qui, en 2005, décida
d’accélérer un « partenariat àlong terme  » avec la
Libye et Kadhafi, afin, selon les termes du HCR, de « 
partager le fardeau de l’immigration illégale  ».

Si l’UE s’est rapprochée d’un chef d’Etat qu’elle
considérait comme terroriste dans les années 80, et
que ce dernier montre désormais patte blanche, c’est
qu’aux yeux des dominants les intérêts économiques
convergents ont plus de poids et de valeur que les
vieux principes.
En effet, la Libye possèderait dans son sous-sol des
réserves de pétrole brut capables d’alimenter la
consommation des pays importateurs pour soixante
ans, et se place au troisième rang des pays africains
producteurs de gaz. Problème pour elle : le manque
d’argent pour financer l’extraction de ces matières
premières, ce qui nécessite beaucoup d’investissements.
Depuis 2004, donc, les choses se sont
précisées, avec la ruée vers l’or noir libyen des Etats
européens : France, Grande-Bretagne et surtout
Italie, chaque gouvernement emmenant les grands
chefs d’entreprises àchaque voyage.

En octobre 2007, un accord est signé entre la
Compagnie Nationale Libyenne de Pétrole (N.O.C.)
et le groupe italien ENI (l’équivalent de GDF-SUEZ,
groupe également implanté en Libye), prévoyant 28
milliards de dollars d’investissement sur dix ans,
avec, dans le cadre du Western Libya Gas Project
(WLGP), la construction d’un pipeline stratégique
reliant l’Espagne via le Maroc, l’Algérie, la Tunisie.
Un premier fut construit trois ans plus tôt sous la
Méditerranée, coà»tant àlui seul 8 milliards de dollars.
Ces chiffres astronomiques ne font que refléter la
dépendance énergétique de l’économie italienne, qui
importe 25% de son pétrole et 33% de son gaz depuis
la Libye. En parallèle, le groupe ENI est le premier
investisseur sur le sol libyen, et y assure directement
15% de la production annuelle de pétrole. C’est ce
même groupe qui, au printemps 2003, se jeta sur les
réserves d’hydrocarbure de la région de Nassiriyah en
Irak, justifiant par làla présence de l’armée italienne
aux côtés des troupes de l’OTAN qui ont envahi le pays.

Côté main d’oeuvre, l’Etat libyen profite d’une
immigration subsaharienne qu’il avait en partie
encouragée depuis les années 90, les travailleurs
libyens refusant bien souvent les conditions de travail
en vigueur dans le domaine de l’extraction du pétrole.
On estime à1,5 million le nombre de travailleurs
immigrés en Libye, employés dans les secteurs de
l’agriculture, de la construction et des hydrocarbures.
Ceux qui tentent de passer en Europe ne font pas que
fuir la répression de la police libyenne, mais partent
aussi simplement lorsqu’ils se font licencier, àcause
du caractère cyclique de la production pétrolière. En
investissant dans ces secteurs, les industriels italiens
parient aussi sur le fait qu’ils permettront de « fixer  »
la main d’oeuvre et donc de réduire le nombre de migrants tentant de gagner l’Europe pour y travailler.

Etant donné qu’au royaume du capital, les bons comptes
font aussi les bons amis, quoi d’étonnant àce que tout puisse
entrer dans la balance ? Tout, et la vie humaine au premier
plan, traitée comme monnaie d’échange avec quelques
milliers de tonnes de fioul. « Tu m’ouvres le gaz, je te ferme
la frontière. Tu me files le pétrole, je te filtre les migrants  »,
ou comme le dit Berlusconi lui-même : « Des excuses et des
dédommagements contre moins de clandestins et plus de
gaz et de pétrole  ».

D’un côté, l’Etat italien octroie des bourses pour quelques
étudiants libyens voulant se former en Italie ; de l’autre, il
investit 160millions d’euros par an contre l’immigration dite
« clandestine  », ce qui arrange bien l’Etat libyen qui cherche
lui aussi, étant un pays d’immigration et non une simple voie
de passage vers l’Europe, àse doter de moyens pour
endiguer une partie des flux de travailleurs venus du Niger,
du Soudan, d’Erythrée, d’Egypte et de Somalie.

Pour couronner le tout, en mai 2009, le parlement italien
ratifie une loi prévoyant un « délit de séjour et d’immigration
clandestins  » passible de 5000 à10000 euros d’amende, en
augmentant la durée maximale de rétention de deux àsix
mois. La même loi fixe une peine allant jusqu’àtrois ans de
prison pour toute personne qui hébergerait un clandestin
chez elle, et prévoit l’obligation pour lesmédecins, directeurs
d’écoles et facteurs de dénoncer les personnes sans papiers.
Dans le même temps, une nouvelle visite de Kadhafi à
Rome, confirmait les précédents accords en les élargissant :
l’Etat italien promettait 5 milliards d’euros pour cinq ans à
Tripoli, pour la construction de grandes infrastructures :
logements, bâtiment, autoroutes…En retour, la Libye
manifestait son souhait d’entrer àhauteur de 5% dans le
capital de l’ENI.

En Europe, les Etats opèrent réellement des rafles àgrande
échelle et placent la barre très haute en matière d’expulsions. Il
est également indiscutable que les moyens accordés àla mise en
place de dispositifs destinés àempêcher les arrivées « sauvages
 » de migrants en Europe sont considérables [2]. Mais la
logique actuelle ne peut pas être réduite au caricatural « zéro
immigration  », et elle ne consiste pas non plus àdéporter
toutes les personnes dépourvues des papiers nécessaires. De
toute façon, que les Etats décident d’expulser tous les
migrants « illégaux  », afin de construire l’« Europe-forteresse  »,
ou seulement une grande partie qui serait considérée comme « 
superflue  » pour la bonne santé de l’économie, làn’est pas la
question ànos yeux.

Et que des dizaines de milliers de gens soient raflés dans les
rues italiennes comme partout, ou torturés et violés dans les
camps libyens comme dans tous les camps de ce monde
pourri, la cause en est la même : que le capitalisme réduise
les humains àdes porteurs de papiers, àde la force de
travail, àde la monnaie d’échange sur l’échiquier politique,
esclaves salariés et indésirables, arguments de choix pour
renforcer le contrôle et l’enfermement de tous les exploités.
Devant ce tableau sinistre, il n’y a pas d’indignation qui tienne ;
làoù il y a des choix, il y a des responsabilités, donc des
conséquences. Et une chose est sà»re : ni les camps, ni les
frontières, ni les Etats et les entreprises qui tirent profit de
cette oppression ne s’effondreront d’eux-mêmes…

A chacun donc de trouver les moyens susceptibles de
subvertir cette réalité, afin que de tous les camps et
frontières ne restent que des cendres.


Nb 1:Un exemple des révoltes récentes dans les camps de rétention libyens,
parce que l’oppression ne coule pas que des jours tranquilles, et parce
que la révolte ne reconnaît aucune frontière :
CENTRE DE RÉTENTION BENGHAZI, 9-10 AOÛT 2009 :
Dans les cellules de cinq àsix mètres, peuvent être enfermées
jusqu’à60 personnes, nourries au pain et àl’eau, et
quotidiennement exposées aux humiliations et au harcèlement
de la police. La tension est telle qu’un groupe de prisonniers
Somaliens a décidé de tenter l’évasion. Dans la soirée du 9 aoà»t,
300 prisonniers, principalement des Somaliens, ont
commencé àassaillir la porte du camp de détention, forçant le
cordon de police et le dépassant. Les militaires sont intervenus
armés de matraques et de couteaux. L’affrontement est très
dur. À la fin couchés sur le sol dans une mare de sang, 6
personnes sont mortes poignardées (et non pas tué dans la
fusillade, comme il avait semblé au début) et il y a plus de 50
blessés. Une centaine de Somaliens a tout de même réussi à
fuir vers Tripoli, pourchassés par la police. Le lendemain, 10
personnes manquaient àl’appel parmi les blessés. Nul ne sait si
elles ont été hospitalisées ou si elles ont terminé àla morgue. Le
nombre de victimes oscille donc entre 6 et 16. Les autres
blessés àcoup de couteaux sont restés dans les cellules. Les
plaies sont sanguinolentes, ils sont blessés aux jambes, aux
bras, àla tête.

Extrait de la brochure Histoires de révoltes dans les Centres de
Rétention en Europe
(2005-2009), téléchargeable sur infokiosques.net.


Nb 2 : Pour en savoir plus sur les relations Italie-Libye, on peut consulter le journal
italien Tempi di guerra, notamment le cinquième numéro (p.8), juin 2005 :
http://digilander.libero.it/tempidiguerra.


Extrait du dossier « Quand la domination gère les immigres Â » dans Guerre au Paradis N°1, journal anarchiste, France.


[1Depuis l’instauration de ces patrouilles, les migrants se rendant sur l’île de
Lampedusa ont été largement stoppés en mer, et directement refoulés vers
Zouara en Libye.

[2Voir l’exemple espagnol avec le dossier « Etrangers de partout ? », et
notamment le texte « A l’assaut de Ceuta et Melilla  », publiés dans le premier
numéro de la revue A Corps Perdu (décembre 2008).