Accueil > Articles > Les Illusions Gauchistes > La Coordinadora

La Coordinadora

L’expérience du syndicalisme de base àBarcelone dans les années 80

jeudi 7 juillet 2011

La lettre qui suit, envoyée de Barcelone à
Londres, est àreplacer dans le contexte de
l’époque : celle qui sanctionna, malgré les
multiples tensions et même des poussées de
révolte aussi profondes que celle de Vitoria,
la victoire de l’Etat démocratie, succédant au
franquisme, devenu obsolète comme mode
de domination. Vu les traditions libertaires
encore vivaces, l’Espagne apparaissait alors
comme le seul pays d’Europe dans lequel le
syndicalisme révolutionnaire avait quelques
chances de ressusciter. L’histoire de la Coordinadora
des dockers espagnols, dernière tentative
de maintenir en vie l’esprit des assemblées
surgis àla fin des années 70, prouva
que la page héroïque était tournée. En quelques
années àpeine, l’association des dockers
espagnols passa, non sans être confrontée àla
résistance de poignées de dockers résolus, du
syndicalisme de base au syndicalisme habituel,
àpeine masqué, au niveau du langage,
par quelques références àl’idéologie assembléiste
en déroute.

Me voici de nouveau àBarcelone,
après près de dix ans d’absence, et
j’y séjourne depuis quelques mois, pour y
renouer d’anciennes relations bien distendues
aujourd’hui et aussi pour en tisser de
nouvelles, entre autre du côté de la Coordinadora
Estatal de Estibadores (la coordination
des collectifs de dockers espagnols) qui
tente de revitaliser, en quelque sorte, le syndicalisme
d’esprit libertaire qui a tellement
marqué les luttes de classes en Espagne.

Au regard des gardiens du temple de la
CNT qui, pour l’essentiel, gèrent jalousement
l’héritage de la révolution espagnole
et qui, en réalité, se distinguent àpeine, par
leurs objectifs et leurs moyens, du syndicalisme
le plus traditionnel, la Coordinadora
apparaît comme quelque chose de dynamique.
Disons comme l’ultime tentative de fédérer
les collectifs de dockers basés sur les
luttes effectives qui perdurent dans les ports
espagnols, y compris de façon violente,
alors même que les assemblées, qui surgirent
des luttes révolutionnaires de la fin du
franquisme et dont ils sont les héritiers, ont
disparu et ont été absorbées par le syndicalisme
officiel.

Ceci dit, les côtés dynamiques de la Coordinadora,
la lecture de son journal, que tu
réceptionne àLondres, et la solidarité active
qu’elle a apporté aux mineurs anglais
au cours de leur dernière grande grève, en
particulier en boycottant les transporteurs
de charbon qui transitaient par les ports
espagnols àdestination de la Grande-Bretagne,
t’amènent àne pas voir les limites
qu’elle possède et les illusions qu’elle engendre
 : àsavoir, la possibilité de reconstruire à
l’échelle mondiale, àpartir de la base d’appui
constituée par Barcelone, le syndicalisme
de classe d’antan, du moins tel que
l’imaginaient, par exemple les syndicalistes
libertaires d’Anvers aux lendemains de la
Première Guerre mondiale. Syndicalisme
basé sur le combat mené par des collectifs
de dockers àtravers le monde et sur la solidarité
envers tous les autres prolétaires luttant
contre le capitalisme mondial.

Or, àl’époque, l’Internationale syndicale
révolutionnaire des gens de mer n’a pas vu
le jour et, vu la décomposition générale des « communautés de classe  » àlaquelle nous assistons, « communautés  » qui étaient àla
fois la base et le résultat des « combats de
classe  », la tentative de réchauffer le cadavre
risque bien de tourner àla caricature. Les
leaders de la Coordinadora àBarcelone, du
moins les plus révolutionnaires d’entre eux,
extrapolent àpartir de la situation particulière
de l’Espagne et croient qu’il y a de part
le monde, dans bon nombre de villes portuaires,
des potentialités identiques àcelles
qui perdurent encore en partie ici.

Pourtant, le dernier congrès international
des organisations de dockers, qui
s’est tenu àBarcelone sur proposition de la
Coordinadora, leur a bien montré la dure
réalité : les résolutions du congrès, àsupposer
même qu’elles ne restent pas lettre
morte vu le nombre de syndicalistes assis
et rassis présents, prenaient acte de la modernisation
accélérée des zones portuaires,
y compris en Espagne, affirmaient la nécessité
de défendre « coà»te que coà»te  » le statut
des dockers, mais ne tranchaient pas au niveau
du « choix des moyens de lutte  ». Les
bonzes CGT de Marseille n’en demandaient
pas plus ! Bien entendu, les chefs de la CNT
dénigrent la Coordinadora, non pas àcause
des faiblesses qu’elle recèle, mais parce
qu’elle leur fait de l’ombre. Dans leur âme
modeste, ils pensent être le nombril et la
référence privilégiée de l’ensemble des prolétaires,
dockers compris, qui bougent en
Espagne. D’où leurs aigreurs d’estomac lorsqu’ils
sont confrontés àdes tentatives d’association,
même limitées, qui échappent à
leurs mains débiles.

Pour en revenir àLa Estiba, elle ne reflète
que très partiellement les positions
de l’ensemble des collectifs de dockers en
Espagne. Car les articles les plus radicaux
sont en réalité rédigés par les membres de
la revue Etcetera de Barcelone, très proche
du communisme des Conseils. De plus,
dans les numéros de La Estiba que j’ai lus,
ils n’apparaissent pas comme des contributions
individuelles mais comme l’expression
générale de la position des collectifs
de dockers espagnols. Or, le fait que ceux-ci
les acceptent, parce qu’ils sont insérés entre
des textes sur la modernisation des zones
portuaires, des reportages sur des grèves
en Espagne et ailleurs, des compte rendus
d’assemblées locales, etc., qui les intéressent
bien plus, ne signifient pas qu’ils partagent
les positions les plus radicales.

Dès que l’on rencontre les dockers euxmêmes,
dans les assemblées de la Coordinadora,
dans les cafés du quartier de la Barceloneta,
où ils vivent en majorité, etc., on
saisit que, entre la représentation avantageuse
des aspirations des membres des collectifs
que donne le journal et la réalité, il y a
beaucoup de décalage. Bon nombre même,
parmi ceux que je rencontre, avouent avec
franchise ne même pas lire les articles en
question ! Parfois, ils ironisent sur les littérateurs
qui les rédigent au nom de la Coordinadora
alors qu’ils n’expriment que leur
propre position. Par l’intermédiaire de La
Estiba
, Etcetera tente de faciliter la cristallisation
de tendances révolutionnaires potentielles
au sein des collectifs, mais sans les
heurter au nom de la tradition conseilliste
qui veut que l’ensemble des individus qui
participent àl’assemblée souveraine doivent
en principe avancer ensemble et que
la moindre tentative de créer quelque autre
forme d’association plus radicale et plus active
est àdéconseiller parce que, dans la situation
actuelle, minoritaire. De ce fait, Etcetera
n’arrive qu’àdonner des apparences
de radicalité àce qui ne l’est pas.

Tu me diras que l’exemple de La Estiba
n’est pas représentatif puisque, justement, la
base de la Coordinadora est constituée par
les assemblées des dockers, lesquels, lors de
la transition démocratique en Espagne, refusèrent
le compromis de classe inclus dans
le pacte de la Moncloa, rejetèrent les syndicalistes
qui l’acceptaient, et formèrent la Coordinadora pour continuer àcombattre.
Tu diras sans doute aussi que les assemblées
n’excluent pas les discussions générales en
leur sein, y compris sur les questions sensibles
qui fâchent. Certes, la « démocratie
directe  » constitue la loi des lois de la Coordinadora,
inscrite au fronton des programmes,
manifestes et résolutions des congrès
barcelonais. Et le dernier carré des partisans
du communisme des Conseils y voit l’alpha
et l’oméga de l’autonomie de classe. Les assemblées
de dockers sont certes souveraines
mais, en soi, la souveraineté ne donne aucune
indication sur les raisons pour lesquelles
ils les constituent.

A l’usage, je peux t’affirmer que, même
pour discuter, il vaut mieux fréquenter les
bars de la Barceloneta, le quartier où vivent
pas mal de dockers, que les assemblées, en
particulier les assemblées générales convoquées
àla Maison du marin où les délégués
des collectifs locaux écoutent les discours
des leaders. Leaders qui sont officiellement
révocables àvolonté mais de plus en plus
inamovibles, et qui sont épaulés par des
conseillers qui prennent de plus en plus
de place au fur et àmesure que la question
de la sauvegarde des conventions collectives
prend le pas sur le reste. Enfin, nous
savons, lorsque l’on analyse les expériences
des révolutions, y compris en Espagne,
que la souveraineté, principe propre àl’Etat
moderne, est la meilleure façon de subordonner
les formes d’associations que les individus
constituent àdes chefs qui parlent
et agissent en leur nom et finissent même
parfois comme hommes d’Etat. Voir l’expérience
de la CNT en 1936 !

Dans la Coordinadora, la forme, en apparence
antagoniste avec la hiérarchie syndicale
traditionnelle, et l’absence de bureaucratie
rémunérée ne doivent pas nous faire
oublier la question du contenu. Les collectifs
qui en constituent la base sont certes
combatifs, mais pour la majeure partie
d’entre eux, ils veulent en priorité défendre
leurs salaires et leurs modes d’organisation
en équipes, de type autogestionnaire, qui
perdurent encore en partie dans les zones
portuaires espagnoles, bien plus qu’ailleurs
en Europe. La démocratie, pour eux, est
donc synonyme d’autogestion de leur propre
travail.

En ce sens, ils ne dépassent pas les limites
des anciennes « communautés de classe
 », pour qui la révolution signifiait la suppression
de la domination de classe par la
remise du capital aux mains des travailleurs
associés. Vu les traditions libertaires en Espagne,
elle prend plus la forme de l’autogestion
que de la création de l’appareil centralisé
de gestion àla mode marxiste. Mais,
même les plus révolutionnaires des dockers,
en infime minorité, y compris àBarcelone,
conçoivent l’activité dans la société qu’ils
appellent de leurs voeux comme la simple
généralisation de ce qu’ils organisent déjà
dans les zones portuaires.

De telles formes d’organisation du travail
par les travailleurs eux-mêmes sont contradictoires
 : ils reconnaissent le travail salarié
comme leur base mais, en même temps, ils
refusent la concurrence et la hiérarchie qui
lui sont inhérentes. Bien sà»r, ils cherchent
àen faire le moins possible ! Par exemple,
les collectifs répartissent la charge de travail
entre leurs membres de façon identique,
en termes de temps, afin que les salaires
le soient aussi mais dans la mesure où des
travailleurs sont plus qualifiés que d’autres,
simples manoeuvres, ils acceptent l’idée de
l’échelle salariale. Leur « Ã travail égal, salaire
égal  » ne signifie rien d’autre. De même,
les fonctions des chefs d’équipe qu’ils sont
censés désigner ne sont, en principe, que
techniques. Sauf que, en réalité, ceux-ci
jouent de plus en plus le rôle de relais des
donneurs d’ordre, les sociétés portuaires.

Evidemment, lorsque l’on travaille, mieux
vaut le faire ainsi, de façon tant soit peu solidaire,
que dans le cadre de la guerre de tous
contre tous où tous les coups sont permis et
où les ordres de la hiérarchie sont exécutés
sans broncher. Il n’empêche que, de ce fait, les collectifs en restent àla défense du mode de travail presque artisanal et corporatif qui
a perduré plus longtemps dans les zones
portuaires en Espagne qu’ailleurs.

Drôle de paradoxe pour le capitalisme et
l’Etat que bon nombre de ces lieux d’échanges
essentiels au commerce mondial soient
restées en partie en situation de « soumission
formelle au capital  », pour parler comme
Marx ! Mais la page déjàtournée ailleurs
est en passe de l’être aussi en Espagne. A Barcelone
en particulier, « la soumission réelle
au capital  » est àl’oeuvre depuis longtemps,
sur fond de modifications en profondeur de
la zone portuaire, via l’automatisation du
processus de travail, et les collectifs de travail
traditionnels des dockers sont en cours
de liquidation. Ironie de l’histoire : ce que le
franquisme n’avait pas vraiment touché est
désormais remis globalement en cause par
les hérauts de la démocratie au nom de la
modernisation de l’Espagne et de l’intégration
dans l’Europe.

En Espagne comme ailleurs, les prolétaires
des villes portuaires sont confrontés
de plein fouet, non seulement àla modification
de l’organisation de leur travail,
mais aussi àcelle des quartiers proches
qui avaient été construits autour de lui et
qui constituaient leur base arrière, telle La
Barceloneta. Simultanément, ils sont confrontés
àce qui constitue, àmes yeux, l’une
des principales limites des « communautés
prolétariennes  », àsavoir que les individus
n’existent que comme membres de la classe
du travail qui, en même temps, est prétendument
porteuse de son dépassement, à
travers les formes d’organisation de masse
qu’elle crée, àcondition qu’elle en prenne le
temps [1]. Mais le temps travaille contre elle, àBarcelone comme ailleurs, et il est en faveur
du capital qui modernise àtour de bras les
villes portuaires et qui sape les bases mêmes
des « communautés  », lesquelles sont
de plus en plus acculées àla défensive en
raison, entre autres choses, de leurs propres
limites intrinsèques.

C’est la raison pour laquelle, tout en reconnaissant
les côtés dynamiques qui peuvent
exister dans les collectifs de dockers, je
suis beaucoup moins optimiste que toi. Je
crains même que la Coordinadora, dont les
leaders les plus en vue m’inspirent de plus
en plus de méfiance, devienne dans peu de
temps, le syndicat des dockers qui participera,
àl’image de tous les autres syndicats
en Espagne, àla liquidation définitive de la
vieille « communauté de classe  ». •

Tony,
Barcelone, été 1987

Coordinadora

[1Peu de temps après mon arrivée àBarcelone, par
l’intermédiaire de Etcetera, j’ai rencontré l’un des
collectifs de dockers du port, qui m’invita donc à
participer àl’assemblée générale de la Coordinadora,
tenu le lendemain dans les locaux de l’ex-OTP,
l’union corporatiste de la zone portuaire àl’époque
du franquisme. Voilàqui me changeait agréablement
des assemblées syndicales en France. Mais, hélas, le
président de séance me demanda de prendre la parole
au nom du collectif de typographes dont j’étais
censé être le délégué, àParis, vu que c’était mon métier
dont j’avais parlé àmes nouveaux amis dockers.
Je déclinais l’offre en affirmant que je voulais bien
parler, mais àtitre individuel et non point en tant
que travailleur. L’étrangeté de ma demande en laissa
plus d’un fort perplexe. Je n’insistais pas…