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Le Peuple s’amuse

Par Albert Libertad (juin 1898)

samedi 29 janvier 2022

L’ouvrier sort de l’usine empestée. C’est l’heure de la délivrance. Après le dur labeur, quelques instants de repos. Il sort, sans doute las, écœuré, la haine au cœur contre ceux qui le tiennent enfermés ainsi pendant des heures pour assurer leur luxe.

Mais où dirige-t-il ses pas ? Il sort, il va, court vers les kiosques de journaux. Un sourire de contentement me monte aux lèvres, il est las, mais il a encore vivace au cÅ“ur la fierté de l’homme : il va chercher làle pamphlet, l’écrit aux paroles revendicatrices, afin d’entrer en communion d’idées avec tous ceux qui souffrent, les frères de misère, les exploités de tous les mondes.

Je m’approche, prêt àparler, àserrer la main àce souffrant quelconque. Le Sport, dit-il d’une voix forte et fiévreusement l’ouvre. Le parcourant, il s’en va disant : « Je le savais, c’est Untel qui gagne, monté sur le Roi-Soleil.  »

Et cet ouvrier, c’est tous, c’est le mercenaire, l’esclave type.

Le Sport, Le Vélo, Les Courses, Paris-Vélo et vingt autres, voilàle pamphlet que lit l’opprimé, voilàle tocsin de révolte qu’il fait sonner àses oreilles.

La plèbe romaine dans son excessive misère réclamait « Panem et Circensens  », du pain et des jeux, et s’avilissait devant un tyran.

L’Espagne, sous la domination cléricale, demande àcorps et àcris des processions et des arènes.

En France, sous la griffe du parlementarisme plus humain… pour les bêtes, plus délicat, le peuple veut des courses.

Ces messieurs, les esclaves, veulent des jouets, soit : les empereurs construisent des cirques, la reine d’Espagne est lààchaque nouvelle corrida, et son excellence Felisque [Félix Faure] préside au Grand Prix.

Les Romains, les Espagnols, les Français se serrent d’un cran la ceinture et se couchent heureux et contents.

Aussi, exploiteurs, bourgeois, prêtres pensent qu’il y a encore de bons temps pour eux sur cette terre et ils rééditent cette phrase des vieux Gaulois : « Nous ne craignons rien, si ce n’est que les cieux ne tombent sur notre tête.  »

Mais pourtant ne vous y fiez pas, sous le calme trompeur de la mer bout une tempête. Qui sait, qui sait… si sous cette apparente tranquillité le peuple, votre grand nourricier, vous trempait une dernière soupe ?

Albert Libertad,
In Le Droit de vivre, n°8, 7-14 juin 1898.