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Les Judas du pacifisme

Par Georges Darien (1904)

vendredi 7 juin 2013

Tolstoï a récemment lancé un manifeste. La presse de tous les pays a reproduit le document, qui parle de l’horreur de la guerre et du bonheur qui attend les hommes dès qu’ils voudront bien conformer leur conduite aux préceptes de l’Évangile.

Comme le manifeste arrive des steppes les plus glacées de la Sibérie ; comme on est hanté, en le lisant, par l’image du saint homme qui, pour mettre sa vie d’accord avec ses convictions, se dépouilla de tout et se soumit, lui et sa famille, àune complète pauvreté ; comme on ne peut oublier que l’écrivain, en raison des opinions dangereuses qu’il exprima, fut exilé par le Tsar dans un désert au climat meurtrier ; comme on sait qu’il mourra bientôt, martyr de la vérité, dans l’isolement et la misère – on ne peut toucher sans émotion le papier où furent imprimées ses pensées.

Papier qui fut payé par combien d’heures de travail forcé dans la hutte désolée par le froid ! Encre qu’acheta goutte àgoutte la fabrication d’innombrables paires de bottes, et qui coula, charriant les idées, àla lueur d’une chandelle que l’appétit du grand proscrit sut sacrifier au sentiment du devoir... Les larmes vous viennent aux yeux... Le dégoà»t vous monte àla gorge. – Voilàun vieux scélérat qui comme penseur n’existe pas, qui ne fut jamais qu’un artiste de dixième ordre et qui doit sa réputation, exclusivement, àsa richesse ; voilàun vieux coquin dont l’ambition déçue et l’impuissance enfin réalisée ont fait le pontife de toutes les castrations ; voilàun vieux crétin, maquillé en prophète et accroupé dans la puante caverne du Passé, qui se permet de donner des avis au Présent et des conseils au Futur ! On le laisse faire : on le laisse dire. Les peuples, chapeaux bas, écoutent sa parole de mensonge. Les troupeaux l’encouragent, l’applaudissent, le vénèrent...

Hommes libres ! un coup de pied àcette ordure !
Ce Tolstoï, c’est l’incarnation de la Sottise, de la Lâcheté et de l’Hypocrisie. Il a renoncé àsa fortune, il l’a passée àsa femme. Il a fait vÅ“u de pauvreté ; et il vit dans des palais. Il travaille manuellement, et les visiteurs sont reçus dans une chambre où de vieux cuirs tirent la langue àdes bottes éculées. Il croit àl’égalité ; et il s’habille en paysan. Il a pitié des malheureux ; mais il vit de leur travail et ses énormes revenus sont payés, aussi, par l’horrible servitude des pauvres. Il est le père des misérables ; et c’est un Riche.

C’est le plus ignoble des Riches. C’est Tartufe millionnaire, prêchant la résignation et la patience àses victimes, écrivant pour elles des dissertations religioso-humanitaires et des romans mélodramatiques àmoralités abrutissantes, et faisant des signes de croix sur son or avant de l’enfermer dans ses coffres...

Tolstoï, bouif du christianisme, ce ne sont pas des tranches de bottes que ton tranchet taille dans le cuir ; ce sont des lanières de knouts. Tolstoï, ta barbe de missionnaire pacifique encadre une bouche d’agent du tsarb ; si tes momeries ne servaient point le tyran, faux bonhomme, il y a longtemps qu’il t’aurait envoyé en Sibérie ou àla potence. Tolstoï, sacristain kalmouk, ta main gauche sonne l’angélus de l’abdication tandis que ta main droite, armée par les despotes, écarte ceux qui voudraient empoigner la corde pour sonner le toscin. Tolstoï, blague vivante, il est temps que les honnêtes gens te jettent la vérité àla figure, et t’envoient leur pointure au derrière.

L’encyclique lancée par ce pape de l’infamie est le résumé de ses doctrines empoisonnées. Ne tuez pas ! s’écrie-t-il. Pas de sang ! Pas de violence ! Le bien finira par triompher. Ne résistez pas ! Ne tuez pas ! – C’est-à-dire : souffrez, acceptez tout, résignez-vous àla volonté du ciel, priez pour ceux qui vous persécutent...

« Â Méthodes du XIIIe siècle  », dit le Times, qui reproduit le document et qui, n’étant pas publié pour les foules, n’est pas tenu d’approuver et peut se permettre un sourire. Mais ce ne sont pas les méthodes du XIIIe siècle. C’est justement le contraire. Au Moyen Âge, tout ce qui était humain, utile àl’homme, et voulait durer, devait accepter la livrée de l’Église ; les sciences, les arts, la logique, la philosophie, s’affubler de la cagoule. Aujourd’hui, l’Église, battue, se couvre d’un déguisement humanitaire ; elle prétend laisser làles dogmes, ne retenir que la morale, l’esprit bienfaisant ; elle colle sur sa face de gouge le masque du Dévouement àl’Humanité. Montrer le chemin du ciel ne prend plus. La superstition se camoufle en guide du bonheur terrestre.

Tolstoï, grand-prêtre de la Couardise, mène la danse. Derrière ce malfaiteur, grouillent et se trémoussent des êtres échappés de tous les séminaires, vomis par tous les égouts. Partout, mais principalement dans les milieux révolutionnaires, on les entend réciter les litanies du renoncement et de la patience. Ils se faufilent parmi les révoltés, semant le découragement, excitant les défiances, émasculant les énergies. Parmi les groupes d’hommes qui cherchent àbriser les fers de la servitude, on voit passer des silhouettes louches, des faces glabres, des yeux lavés, des bouches en diagonale, des doigts crochus et bénisseurs, des barbes inquiétantes d’apôtres de maisons centrales, des gestes vagues... Qu’est-ce que ça vient faire parmi les révoltés, tout ça ? Pourquoi les laisse-t-on venir, là, exhiber librement l’horreur de l’appareil àfausse couche qui leur sert de gueule ?

On parle de tolérance. Pas de tolérance pour l’ennemi ! Et l’ennemi, Révoltés, c’est celui qui prône la patience et la résignation, celui qui rejette l’emploi de la violence. L’ennemi, c’est celui qui dit qu’il ne faut pas tuer, et qu’il faut attendre.

Attendre ! Le travailleur crève comme un chien dans le ruisseau ; attendez. Le fainéant prospère et le charlatan s’engraisse ; attendez. L’atroce pauvreté force la femme àse vendre ; attendez. L’enfant, entre le fouet de la famille et la férule de l’école, est dressé au métier de bête de somme ; attendez. Les inventeurs, les grands hommes, meurent méconnus et désespérés ; attendez. La folie s’abat sur un écrivain comme Henry Fèvre ; la noce vile abrutit les riches, la misère étrangle les pauvres ; attendez.

Attendre quoi ? – Après l’épouvantable mystification du XIXe siècle, qu’y a-t-il àattendre ? Rappelez-vous les espoirs que firent naître àson début les grandes découvertes qui allaient accomplir le travail de l’homme, le libérer, supprimer le paupérisme, donner le bien-être àtous... Et voyez ce qu’est Aujourd’hui. Cent ans de misère, d’attente vaine, de désespoir. Cent ans pendant lesquels les efforts héroïques des révoltés sont restés stériles parce que les masses ont écouté les endormeurs, ont cru aux infamies du christianisme, ont cru qu’il ne fallait pas tuer – et ont lâchement laissé égorger les révolutionnaires qui combattaient pour le bonheur commun.

Attendre quoi ? – Ne sommes-nous rangés en bataille, àprésent, les pauvres d’un côté et les riches de l’autre ? Tous les pauvres savent que, s’ils souffrent, c’est àcause de l’existence des riches. Tous les riches savent que, s’ils jouissent, c’est àcause de l’existence des pauvres. Est-il un seul Riche qui ne sache pourquoi il mange ? Est-il un seul Pauvre qui ignore pourquoi il est mangé ? – Voilàl’heure où toutes les hypocrisies s’effondrent. Les Franchises se manifestent, s’imposent. On ne peut plus dire : « Â Je ne sais pas.  » Il va falloir oser dire : « Â J’ai peur.  »

Et c’est pourquoi la crapule tolstoïo-chrétienne arrive. Elle offre des excuses aux lâches qui n’osent pas dire : « Â J’ai peur.  » L’évangile n’a pas été bien compris jusqu’ici, dit cette canaille ; étudions-le ; prenons notre temps ; rien ne presse ; les préceptes du divin maître nous indiqueront la voie.

Si je voulais discuter avec ces coquins, je leur dirais que leur divin maître, avant de prononcer le sermon sur la montagne, prit soin de nourrir la multitude ; et qu’ils devraient l’imiter. – Mais ils préfèrent imiter Judas ; et, comme lui, je la leur souhaite courte et bonne — leur corde.

Il faut chasser cette canaille dans les églises, en attendant qu’on les brà»le. Voilàdix-huit siècles que l’humanité râle sur le chevalet de votre doux Jésus. C’est assez. À la voirie, ce christianisme qui nous vient d’un pigeon et qui n’a jamais produit que de la volaille !

Religion de paix... Est-ce la paix que nous voulons, nous ? Non ! C’est la guerre, la guerre sans quartier contre un ordre de choses qui nécessite la guerre. Pour que la paix existe, il faut que la guerre, d’abord, ne soit plus possible. La fraternité, dit Blanqui, c’est l’impossibilité de tuer son frère.

« Â Soyons pacifiques !  » déclarent en faux-bourdon les Sociétés de Paix de d’Arbitrage. Autre espèce de canaille. Il va falloir attraper cette bande de marguilliers par les oreilles, en France et en Angleterre, et lui mettre le nez dans sa crotte. « Â Ã‰tablissons la paix et l’arbitrage sur la terre, sans porter atteinte aux conditions sociales d’àprésent.  » C’est àvous faire crever de rire. M. d’Estournelles [1] l’Inconstant bat la grosse caisse ; et l’on voit rouler, àla grande joie des financiers, le vieil omnibus du pacifisme, Frédéric Passy-Bourse. – Attendez un peu, charlatans ; nous allons arrêter vos comptes. Et vous irez – en paix – au tonnerre de Dieu !

« Â La paix viendra d’en bas  », dit Domela Nieuwenhuis ; et Bakounine aussi l’a dit. Oui, d’en bas ; non seulement du peuple, mais de la terre. De la terre, le bien naturel de tout homme, qui cessera d’être monopolisée. Notre misère et notre servitude viennent de là : de l’esclavage de la terre. Notre liberté viendra de la liberté de la terre. Tout ce qui vient de la terre est libre. Tout ce qui vient du ciel est servile, hiérarchisé ; une religion, c’est les pasteurs et les troupeaux ; c’est le militarisme. Le Militarisme est une religion.

Et, si nous rejetons les dogmes et les morales des théologiens, même revus et corrigés par le gibier de potence auquel le mouchard russe donne le mot d’ordre, il nous faut aussi envoyer dinguer les dogmes et les morales des pontifes d’une anarchie d’outre-tombe. Sans ces grotesques théoriciens, comme disait Yvetot, beaucoup de gens seraient déjàvenus ànous qui s’abstiennent. Nous n’avons que faire de toutes ces sottises. – De la morale ? En voici : notre devoir vis-à-vis de nos semblables, c’est d’avoir l’œil sur eux ; notre devoir vis-à-vis de nous-mêmes, c’est de vivre aussi bien que possible ; notre devoir vis-à-vis des générations àvenir, c’est de ne pas nous présenter àelles comme des idiots.

Hâtons-nous d’en finir avec cette question du ventre, qui devrait être résolue depuis longtemps. La faim est un anachronisme. Tout être humain peut aujourd’hui vivre heureux. Que cela soit ! Satisfaisons nos estomacs, de suite. Et nous nous occuperons de nos cerveaux.

Une politique nouvelle, franche, simple et logique, balaye toujours les politiques de l’hypocrisie et de la stagnation ; une politique révolutionnaire qui préconise l’emploi de la force intelligente ; qui oppose violence àviolence ; qui déclare la guerre brutale àla guerre sournoise et silencieuse que les Riches font aux Pauvres ; et qui envoie au diable – en attendant qu’elle les envoie àla lanterne – tous les Judas du Pacifisme.

Une nouvelle Internationale lie les peuples les uns aux autres. Pour l’action commune, peut-être ; et, en tout, cas, pour empêcher que les dirigeants d’autres nations prennent en flanc, avec leurs troupeaux d’esclaves, le pays qui commencera l’action. L’entente est internationale ; mais on agira nationalement. Les pauvres iront reconquérir la patrie qu’on leur a volée. Aujourd’hui, parce qu’un homme est un travailleur, n’est pas riche – parce qu’il n’est pas un voleur –, il n’a pas de patrie. Les lois font du producteur un sans-patrie. C’est monstrueux. Le Riche seul, le vaurien et le criminel, le Riche seul a une patrie.

Et lorsque le Pauvre s’insurge contre cet épouvantable monopole de l’Or volé, on envoie l’Armée contre lui, pour le fusiller. – Eh bien ! Il faut non seulement que l’Armée cesse de tirer sur les travailleurs, mais il faut qu’elle tire sur les brigands qui veulent les égorger. Voilàle devoir de l’Armée nationale. Es-tu le travailleur, ou es-tu le parasite, qui compte dans son pays, qui fait sa force et sa grandeur ? – Assassins, vous n’osez répondre.

Le devoir de l’Armée nationale est de protéger la nation. Les travailleurs forment la nation. Les riches en sont la vermine. Quiconque frappe un travailleur commet le crime de lèse-patrie. Quiconque frappe un parasite a bien mérité de la patrie. Les parasites doivent mourir. Avec eux seulement disparaîtra le fléau du Militarisme ; avec eux seulement disparaîtront les causes de haines entre nations. On ne connaîtra plus « Â ces multitudes de choses mouvantes et sans cÅ“ur que les esclaves appellent des hommes  », comme écrit Shelley ; mais la terre libre, enfin, connaîtra l’homme libre. – Encore un effort, camarades – et vive l’Internationale antimilitariste des Travailleurs !

Georges Darien, dans L’Ennemi du Peuple n°24, 16 juillet-1er aoà»t 1904.


[1Paul, Henri, Benjamin Balluat, baron de Constant de Rebecque d’Estournelles de Constant (1852-1924). Il fit l’apologie de la conquête de la Tunisie dès 1891 et reçut, en 1909, le prix Nobel de la Paix.