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Les ambassadeurs socialistes

Par Luigi Bertoni (septembre 1914)

dimanche 10 février 2019

Nos pires prévisions concernant le rôle qu’auraient joué la social-démocratie et le syndicalisme au cas d’une guerre ont été dépassées, et de beaucoup. La puissance tant vantée de millions d’électeurs et de syndiqués s’est montrée pratiquement nulle. En effet, les gouvernements n’ont même pas paru s’en préoccuper, ne doutant pas, et avec raison, que les prétextes les plus misérables seraient accueillis par les chefs de partis et d’organisations comme des arguments irréfutables pour marcher àla boucherie. Ces chefs, après avoir proclamé "la paix comme condition première et indispensable de toute émancipation ouvrière", non seulement ont accepté de participer àla guerre, mais ils en ont affirmée la nécessité et se sont entièrement solidarisés avec les classes dirigeantes et possédantes, contre lesquelles ils prétendaient mener toute leur lutte.
Néanmoins, il y a un fait inouï auquel nul n’aurait pu songer : c’est que les socialistes, comme tels, seraient devenus des agents diplomatiques de l’impérialisme le plus odieux. Spectacle révoltant, qui déshonore et disqualifie àjamais les hommes et les partis qui l’ont donné.

Rappelons les événements.

La monarchie italienne venait de proclamer sa neutralité, au lieu de marcher aux côtés des empires allemand et autrichien pour participer àla guerre. Cette décision était due àplusieurs raisons : d’abord, le mouvement révolutionnaire qui s’était produit quelques semaines auparavant et avait révélé un sourd mais profond mécontentement du peuple ; ensuite, l’épuisement des finances et des arsenaux militaires de l’Etat italien, dà» àla guerre en Tripolitaine ; enfin, le fait que la triple alliance n’a jamais été populaire en Italie, où la haine héréditaire de l’Autrichien n’avait pas complètement disparu. Les diplomates des Empires alliés se sont trompés grossièrement s’ils ont cru que comme la triple alliance avait toujours été renouvelée sans opposition sérieuse, il en serait de même pour la participation àune guerre éventuelle. Ici il fallait tenir compte d’une opposition publique bien nette et générale, d’un sentiment que le roi ne pouvait certes pas négliger, étant donné le caractère inflammable des populations.
Que s’est-il passé alors ? Nous avons vu l’Arbeiter Zeitung, l’organe le plus important des socialistes autrichiens, reprocher amèrement aux Italiens leur attitude. Puis, le 28 aoà»t dernier, trois députés socialistes autrichiens, d’accord avec leur gouvernement, qui en avait même informé préalablement les ambassades d’Allemagne et d’Autriche àRome et le ministère italien, se rendaient en Italie pour tenter de gagner les socialistes àla cause autrichienne. Mais la Direction du Parti socialiste italien, étant donné les procédés par trop scandaleux des agents diplomatiques de l’Autriche, refusa de les recevoir, et MM. Ellenbogen, Lehmann et Oliva, arrivés àVenise, n’eurent qu’às’en retourner, leur mission ayant complètement échoué.
Ce n’est pas tout. Trois socialistes allemands, parmi lesquels les députés Sudekum, Haase, et un membre de la Direction du Parti, renouvelèrent, dans les mêmes conditions, la démarche qui n’avait pas réussi aux Autrichiens. Les deux derniers sont restés en route, àMilan, mais M. Sudekum arriva àRome, où dans une entrevue avec la Direction du Parti socialiste italien, il chercha d’abord àexpliquer jésuitement son but et déclara "vouloir se renseigner sur la situation du parti italien et savoir s’il allait prendre quelque initiative pour maintenir les rapports internationaux avec les autres partis, les Allemands ne pouvant plus communiquer avec aucun pays."
Ce droit de communication venait tout de même d’être rétabli pour MM. Sudekum et consorts, dans des conditions on ne peut plus suspectes.
Notre agent diplomatique continua ensuite le plaidoyer pour son parti et son gouvernement, ne formant plus qu’un, ainsi :
Nous marchons contre les Français la mort dans l’âme, mais c’est le tzarisme que nous entendons combattre en France. La faute de la bourgeoisie française est d’avoir depuis trente années aidé le tzarisme au moyen de l’argent des prolétaires. Le parti socialiste du Reichstag ne pouvait faire autrement que de voter les crédits pour la guerre. Pour lui une révolte, une grève générale étaient hors de discussion, vu les conditions spéciales de l’empire, le péril et les menaces russes.
Le devoir des socialistes italiens est donc de maintenir la neutralité pour garder un point d’appui au renouvellement des rapports socialistes internationaux. Au cas d’une paix apparente, ni solide, ni sà»re, les partis socialistes auront àintervenir pour que la paix soit de nature àgarantir l’avenir. Le parti allemand ne désire pas, et il n’en a aucunement le droit, influencer le parti italien, mais il tâche de renouer les rapports cordiaux internationaux sans demander ni prétendre d’approbation.
Ce langage est on ne peut plus équivoque.
A qui fera-t-on croire que les gouvernements allemand et autrichien, se ravisant tout àcoup, entendaient favoriser une entente entre les peuples au moyen du socialisme ! Car les deux missions n’avaient été possibles que moyennant la permission des ministres de Guillaume et de François-Joseph, permission accordée dans un but sans aucun rapport certes avec l’émancipation ouvrière. Après les agents socialistes, une nuée d’Allemands envahit l’Italie tout entière, cherchant àtromper l’opinion publique pour la gagner àla cause de leur empereur. Peine perdue d’ailleurs, car cette opinion, au contraire, réclame de plus en plus la guerre contre l’Empire allemand ! Ce qui est vraiment navrant, empressons-nous de le dire.
Quelques journaux bourgeois ont paru goà»ter la réponse des socialistes italiens àleurs congénères allemands. Elle ne nous satisfait nullement, bien qu’elle ne soit en partie que la répétition de ce que nous n’avons cessé d’affirmer contre la social-démocratie et le syndicalisme d’Outre-Rhin. Mais cette réponse est équivoque aussi, d’abord parce qu’elle justifie absolument des faits identiques àceux qui se sont passés en Allemagne et dus aux socialistes français et anglais ; ensuite parce qu’àtravers des réticences et d’habiles formules, elle cache mal le désir de voir le gouvernement italien partir en guerre contre ses anciens alliés. C’est une réponse de politiciens et nullement de socialistes.
De part et d’autre nous avons en réalité la banqueroute du socialisme parlementaire. Et il ne pouvait en être autrement. Tout groupement se mouvant surtout - nous pourrions presque dire exclusivement - sur le terrain de l’Etat bourgeois, ne peut qu’être entièrement solidaire avec lui, même aux heures les plus tragiques.
C’est donc en vain que ce socialisme parlementaire avait déclaré qu’il entendait "dans tous les cas, rejeter, devant l’histoire et l’humanité, sur les classes dirigeantes, la responsabilité de tout ce qui pouvait survenir" au cas de la catastrophe d’une guerre générale.
Dans chaque État, au contraire, les chefs socialistes, sans être en aucune façon désavoués, se sont rangés, sans restrictions, avec les monarques et les exploiteurs sanguinaires des peuples.
L’internationalisme, base essentielle du socialisme, présuppose la disparition des États. La guerre actuelle nous fournit ainsi cet enseignement précieux que le socialisme véritable ne veut et ne peut dire qu’Anarchie !
L’autre socialisme, celui qui s’allie aux pires tyrans pour faire œuvre de destruction et de mort, n’est que le plus écœurant mensonge de notre époque.

[/ Luigi Bertoni.
In Le Réveil communiste-anarchiste n°393, 19 Septembre 1914./]