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Ne voici pas venir le temps des élections !
Par Albert Libertad (1905)
vendredi 22 avril 2022
Car il y a, sous notre IIIe République, comme sous l’Empire, des lois d’exception, comme il y en a et il y en aura toujours sous n’importe quel gouvernement.
Quelles que soient les lois juridiques, elles écrasent toujours ceux qui tombent sous leur emprise. Elles sont mauvaises, aveugles, vont à l’encontre de tout déterminisme.
Mais les lois d’exception soulèvent plus que les autres notre révolte. Elles gênent le sentiment d’harmonie qui est en nous. Elles déséquilibrent nos idées d’équité. Elles nous semblent, plus que les autres, le sabre de Brennus. Elles font retentir à nos oreilles trop cruellement, le vae victis, le malheur aux vaincus.
Chaque fois que, par respect pour la forme, l’extrême gauche socialiste soulève la question de leur disparition, ça se termine par un accord général où il est dit qu’elles existent sans exister, tout en existant.
Ce n’est que par tradition qu’on les garde là , on ne les emploie pas, on ne s’en sert pas. C’est un vieux sabre rouillé pour amuser la Némésis républicaine.
Puis, tout à coup, on apprend que quelque juge de province a sorti de l’arsenal des horreurs ce vieux sabre rouillé et qu’il s’apprête à taillader le cou de quelque personne.
Mais c’est si loin de Paris, ce n’est pas encore la période électorale et enfin ces mécontents perpétuels sont si peu intéressants...
On fait ce qu’on peut : la loi sur la Séparation ou les retraites, quelques bonnes lois ouvrières par-ci par-là ... les anarchistes ont le tort de ne pas savoir attendre.
Et on n’en parle pas... l’affaire se fait en silence. Le monstre des lois d’exception digère sa proie, prêt à sortir à nouveau à l’occasion propice.
Lorsqu’il y a trois mois surgit le grand bluff de la répression antimilitariste, afin de satisfaire aux cris, aux objurgations de la presse honnête, par toute la France, commissaires et juges d’instruction entrèrent en chasse.
A Paris, à propos de l’appel aux conscrits qui avait déchaîné la colère de ces messieurs de l’ordre social, on trouva bon de ne pas sortir de la légalité classique. A Marseille, à Montluçon, à Limoges, à Épinal l’affaire se termina en queue de poisson.
Pourtant il fallait aussi que la province montrât son ardeur en la circonstance. Le parquet d’Amiens se chargea de l’affaire. D’autant qu’il avait sous sa « juridiction  » un homme qui donnait fort à penser aux camarades ouvriers, et fort à craindre à ces messieurs de la bourgeoisie : c’est notre ami Lemaire.
Une brochure adressée aux conscrits, écrite dans un style simple, prenant, avait été publié par le groupe de La Jeunesse libre, puis ensuite reproduite par Germinal dont notre ami était le gérant.
On commença par l’enfermer ; puis, à la suite de perquisitions, on arrêta l’auteur présumé de la brochure, notre camarade Bastien.
Comment va-t-on procéder envers eux ? Arrêtés par suite de la même campagne judiciaire, et pour des faits parallèles, vont-ils passer devant le jury, devant la cour d’assises, ainsi que les inculpés de la cour de Paris ?
Il n’en est point ainsi.
Pour eux, on va chercher le vieux sabre ébréché, on fait revivre les lois d’exception, ces lois que l’opinion, au lendemain de leur parution, a appelées « les lois scélérates  » dans un pléonasme qui en montre toute l’horreur.
Lemaire et Bastien sont poursuivis en qualité d’affiliés à une association de malfaiteurs.
Pourquoi ? parce qu’ils font partie d’une organisation anarchiste ; parce qu’ils habitent en un lieu reconnu anarchiste ; parce qu’ils participent à la rédaction d’un journal anarchiste.
Je dénonce immédiatement au courroux particulier de monsieur Bulmot les camarades qui s’occupent de la rédaction et de la composition du journal l’anarchie.
Ils font partie d’un organisation (organisation me semble un peu fort) anarchiste ; ils habitent un lieu reconnu comme anarchiste ; ils participent à la rédaction d’une publication anarchiste.
Si je ne craignais d’aller trop loin, je pourrais appeler l’attention policière sur les camarades du Libertaire, lesquels se rendent coupables du même méfait à la face de tous.
Or, la loi est la même sur toute l’étendue du territoire français.
Donc si les camarades dénoncés plus haut ne sont pas poursuivis dans les vingt-quatre heures, il faut relâcher les camarades Bastien et Lemaire, détenus préventivement à Amiens pour des faits qui ne sont pas poursuivis à Paris.
« Légalement  » la juridiction les poursuivra en cour d’assises, pour le fait d’antimilitarisme, mais en attendant leur comparution elle ne prendra pas envers eux un régime préventif d’exception que rien n’autorise : ces camarades tout autant que ceux de Paris ayant un domicile reconnu.
Mais qui va prendre la parole plus haut que nous pour ceux-là ?
Le camarade Bastien n’est-il pas un inconnu, l’ennemi de demain ?
Lemaire n’est-il pas par excellence la bête à détruire ? Ce n’est pas l’orateur dont le verbe enflamme et fait excuser certaines sorties ; ce n’est pas l’écrivain avec lequel les gens de plume peuvent se sentir quelque solidarité : c’est le travailleur de l’idée anarchiste, celui qui prépare les besognes, en laissant tout le plaisir, toute la gloire aux autres. Que d’ennemis il s’est fait parmi les dirigeants d’Amiens, cet homme qui ne dormait pas.
Les républicains et les socialistes, les cléricaux et les anticléricaux, les royalistes et les fumistes tous ont senti peser sur eux le regard de cet homme prêt à fouailler leur veulerie, à dénoncer leurs crapuleries.
Mais nous croyons que ceux qui se targuent de « justice immanente  » au-dessus des personnes et des choses ne voudront pas laisser se consommer une nouvelle injustice ; et que ceux qui parlent contre les lois d’exception, à date fixe, sauront profiter de l’occasion pour se lever contre elles.
Nous sommes là pour leur rappeler que le moment est opportun.
Ne voici pas venir le temps des élections !
Albert Libertad, dans l’anarchie n°36, 14 décembre 1905.
Trois jours après l’attentat d’Auguste Vaillant dans l’enceinte de la chambre des députés, ces derniers votent une loi qui abroge les garanties conférées à la presse et défère les délits d’opinion à la justice correctionnelle. Cette loi du 12 décembre 1893 sera suivie par celle du 18 décembre, qui porte sur les associations de malfaiteurs puis par une dernière, le 28 juillet 1894, qui aura pour objet la répression des menées anarchistes à Paris. Connues sous le terme générique de « lois scélérates  », elles aboutiront au procès des Trente (aoà »t 1894), qui permis des milliers de perquisitions et d’arrestations dans les milieux anarchistes.