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Matin blême à Saint-Ouen [2011]
mardi 31 mai 2016
[Vu que, dans la région parisienne, en particulier à l’appel de prétendus comités d’action, pas mal d’individus en mal de causes à défendre tentent de recycler les pires comportements de souteneurs à la recherche d’improbables syndicalistes de base et de rejouer la farce des blocages par procuration (par exemple avec la CGT et SUD du côté de La Poste), il n’est pas inutile de lire ou relire le texte suivant, de 2011.]
Il est des matins où l’on ferait mieux de rester au lit. Ainsi en alla-t-il de cette sinistre aube d’octobre 2010 où j’eus l’idée saugrenue de prendre le métro pour la mairie de Saint-Ouen, avec l’espoir de rencontrer quelques grévistes hors du commun, du côté de l’incinérateur d’ordures de la Tiru, installé dans la zone industrielle de la ville. Car, je l’avoue, il m’arrive de parcourir Indymédia et de me faire avoir, comme bien d’autres, par la présentation plus ou moins fantaisiste que de tels sites donnent des grèves et d’autres formes de luttes qui auraient, d’après eux, commencé à « bloquer l’économie  » en automne 2010. De toute façon, sans trop me faire d’illusions sur la possibilité de rencontres étonnantes, aussi aléatoires qu’improbables, l’idée d’aller déguster quelques cafés calvas en compagnie de l’une de mes vieilles connaissances du coin, bête noire des syndicalistes depuis belle lurette, n’était pas pour me déplaire.
Dès le premier verre, l’ami en question posa d’emblée le décor, raillant ma propension, malgré mon âge et mon expérience, à m’engager sur des terrains marécageux, bien clôturés et minés par les syndicalistes des centrales, CGT et SUD en tête. Bref, à traîner dans des lieux dévastés où, d’après lui, il n’y a rien à espérer ni personne, quelque peu critique, à rencontrer. «  A la Tiru, c’est pas de blocage, mais de verrouillage bureaucratique qu’il faut parler  », affirma-t-il sans détour. Et d’ajouter, non sans cynisme, qu’il m’attendrait à notre café habituel, mairie de Saint-Ouen, histoire de me «  remonter le moral  » à mon retour, avec quelques verres. Mais pas trop longtemps quant même, car il avait d’autres choses à faire.
Mon escapade sur le site, à première vue stoppé, confirma, en moins de deux heures, les pires prédictions de mon ami. Après avoir été refoulé du poste de garde vers le barnum syndical, installé plus loin et flanqué d’oriflammes aux armoiries de la CGT et de SUD, j’entrais sous la tente et je tombais sur le traditionnel panel de syndicalistes, tapant le carton, dans une ambiance routinière, connue, trop connue, qui faisait peine à voir. A ma question : «  Les bloqueurs sont-ils des salariés de la Tiru ?  », le préposé CGT à la communication, vers lequel les passionnés de belote m’avaient rabattu, répondit sans détour : «  Non, nous sommes des municipaux de Saint-Ouen. D’ailleurs, les gars de la Tiru, on ne les voit jamais ; notre délégué a juste rencontré celui de leur fédération à la bourse du travail, à Saint-Ouen ; ils ne sont pas en grève, sauf, je pense, deux heures le premier jour, enfin, c’est pas sà »r ; le matin, il y a qui viennent pour l’entretien ; je crois qu’il y en a d’autres en chômage technique ; d’autres encore qui vont travailler sur d’autres sites de la Tiru, vu que Saint-Ouen ne tourne plus, à cause de notre blocage des entrées de bennes.  » Et d’ajouter : «  La fédération nous a demandé de bloquer les accès, nous, on les bloque.  »
On ne saurait être plus clair : les premiers concernés n’étaient pas en grève, encore moins en grève avec occupation, et ils ne venaient même pas papoter sous le barnum. Les feux étaient en sommeil, car, après avoir épuisées les stocks, les chaudières n’avaient plus d’ordures à brà »ler, et les bloqueurs se foutaient éperdument de ce que pensaient et faisaient les salariés de la Tiru, comme j’eus l’occasion de le vérifier au cours de mes multiples tentatives d’engager la conversation. Si la flasque d’alcool que j’avais amenée réchauffa quelque peu l’atmosphère plombée du tipi syndical, elle ne délia pas les langues pour autant. Au-delà de quelques grimaces de sympathie et de quelques considérations météorologiques sur la température atteinte par l’alchimie des blocages à Saint-Ouen, manifestement bien loin du point de fusion, associées à des pointes dirigées contre Sarkozy, on me renvoyait sans cesse, pour les réponses à des questions plus sérieuses, aux bureaucrates de service, qui s’étaient d’ailleurs repliés vers le bistrot le plus proche. Les amateurs de carton et de niôle n’avaient pas envie de parler des motifs de leur présence aux portes de la Tiru. Ce qui était pour le moins étrange, pour quiconque a déjà participé à des blocages dignes de ce nom qui, parfois, offrent de véritables possibilités d’échanges et de rencontres. A les écouter, ils obéissaient aux ordres de leurs fédérations syndicales, par bourse du travail de Saint-Ouen interposée. Sans plus.
Au retour des leaders CGT locaux, j’entamais quelques ultimes tentatives d’approche, au moins pour obtenir des informations plus substantielles sur les mobiles de cet incroyable blocage par procuration. A la question «  D’où viens-tu ?  », je répondis assez sournoisement «  Montreuil  », laissant ainsi planer le doute sur le sens de cette affirmation domiciliaire, qui fut interprétée comme je le souhaitais, puisque la ville où je séjourne a l’immense privilège d’abriter le siège de la CGT. Du coup, les leaders se déridèrent et l’on me donna même du «  camarade  », car je suis manifestement trop âgé pour être l’un des jeunes «  soutiens  » qu’il est désormais de bon ton d’accueillir sur les sites bloqués, à titre de main d’œuvre additionnelle et temporaire pour les opérations promotionnelles des centrales. J’étais adopté ou presque et je pus avoir la réponse, des plus franches et avec force clins d’œil, à ma requête : «  Ben voyons, enfin, tu sais bien, renforcer la capacité de négociation de la fédération du nettoiement dans les négociations en cours avec la mairie de Paris.  » En d’autres termes, obtenir quelques concessions salariales pour des titulaires et, surtout, des postes supplémentaires dans les organes de cogestion des municipalités de Paris et de la proche ceinture francilienne. Quand aux représentants du tiers-monde, avec ou sans papier, que l’on voit si souvent prendre l’air, le matin, à l’arrière des bennes à ordures, il n’en était pas question dans les discussions, dans les déclarations et encore moins dans les négociations entamées par la fédération du nettoiement, bien connue pour sa cogestion mafieuse du travail des éboueurs.
J’en avais assez vu et assez entendu. Après quelques remarques aussi acerbes que brèves envers les bureaucraties syndicales, proférées dans la stupeur générale, j’étais en train de reprendre le chemin de la mairie de Saint-Ouen, lorsque, dans le brouillard et la bruine, je croisais, non loin du barnum, quelque étudiante étrangère, de l’université de Saint- Denis, bien belle, ma foi. Dans son français incertain, elle me demanda : «  Etes-vous incinérateur ?  » Emu par l’apparition, je perdis mes moyens et répondis très vite : «  Non, je suis chômeur.  » Alarmé par la baisse d’intérêt qu’elle manifesta immédiatement – chose bien naturelle car l’état de sans-travail est on ne peut plus banal par les temps qui courent –, je tentais de me rattraper maladroitement en soulignant que, en intérim, «  il m’était arrivé d’être égoutier  ». Mais la demoiselle était là pour des choses sérieuses, pas pour sourire à des chômeurs au soir de leur vie, et elle poursuivit résolument son chemin vers le barnum. A la porte duquel elle reposa la question : «  Etes-vous des incinérateurs ?  » Après quelques secondes de silence, le temps sans doute d’apprécier la venue de ce rayon de soleil dans l’atmosphère crépusculaire du lieu, le plus entreprenant de la tablée n’hésita pas à répondre : «  Oui !  » Je n’ai pas attendu la suite, mais je peux imaginer sans peine la teneur des conversations qui s’ensuivirent.
Plus loin, je croisais l’ami de la belle, lui aussi du ghetto universitaire de Saint-Denis, qui, après quelques échanges, m’annonça fièrement qu’il étudiait sous la houlette d’Alain Badiou. C’était accablant, très accablant. D’autant que mon pote, las de m’attendre, était parti vers d’autres destinations, en laissant quelques lignes au barman, du genre : «  J’en ai marre de poiroter quand tu traîne la savate dans des zones industrielles de merde. Tu n’en as pas encore assez soupé, des syndicalistes. A la prochaine, mais à Paris !  » Il sait de quoi il parle, le bougre, lui qui a travaillé comme ouvrier en Seine-Saint-Denis et qui a combattu le syndicalisme comme partisan des comités de base, à l’époque lointaine où il y avait parfois dans l’air de Saint-Ouen des parfums de subversion. Il est des matins où il vaudrait mieux rester au lit…
[/ Peter Vener
petervener@free.fr
Février 2011./]