Accueil > Articles > Vieilleries > Réflexions pour déplaire

Réflexions pour déplaire

Par Simone Weil (novembre 1936)

vendredi 1er juillet 2016

Ce que je vais écrire déplaira, je le sais, àtous les camarades ou peu s’en faut. Mais quoi ! Nous n’avons pas ici ànous plaire mutuellement, nous avons àdire, chacun pour son compte, ce que nous pensons.

Nous suivons tous avec anxiété, avec angoisse, la lutte de nos camarades d’Espagne. Nous tâchons de les aider. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi tirer pour nous, honnêtement, les leçons de l’expérience qu’ils paient en ce moment de leur sang.

Quand Lénine, après avoir tracé, dans ses écrits, l’esquisse d’un État sans armée, ni police, ni bureaucratie distinctes de la population, a commencé àconstruire la machine bureaucratique, militaire et policière la plus lourde qui ait jamais écrasé un malheureux peuple, on a pu interpréter cette volte-face de plusieurs manières. Lénine était le chef d’un parti politique ; il visait le pouvoir ; sa bonne foi pouvait être mise en question.

Mais on ne peut mettre en question la bonne foi libertaire de nos camarades d’Espagne. Cependant que voyons-nous ? Le conseil des milices, où ils ont toujours exercé l’influence dominante, vient de remettre en vigueur, àl’usage des miliciens du front d’Aragon, le code militaire de la République bourgeoise. La contrainte de la mobilisation vient se substituer àla pratique des engagements volontaires. Le conseil de la Généralité, où la C.N.T. détient les postes économiques, vient de prendre un décret selon lequel des heures supplémentaires non payées peuvent être imposées aux ouvriers sans aucune limite, et les ouvriers qui ne produiraient pas àla cadence jugée normale doivent être considérés comme factieux et traités comme tels ; autrement dit, la peine de mort est appliquée àla production industrielle. La presse catalane, et notamment la Soli [1] , organe de la C.N.T., exerce un bourrage de crâne qui dépasse peut-être celui des journaux français pendant la guerre. Quant àla police, on avoue publiquement que pendant les trois premiers mois de la guerre civile les comités d’investigation, les militants responsables et les individus irresponsables ont fusillé sans le moindre simulacre de jugement, donc sans aucune possibilité de contrôle. Au front, on fusille des enfants de seize ans, quand on les prend au cours d’un engagement les armes àla main. Quant aux paysans, ceux d’Aragon se plaignent que certaines colonnes - souhaitons que ce ne soient pas celles de la C.N.T. - exercent parfois une véritable dictature sur les villages occupés, et que par ailleurs on ne leur fournit pas les semences et outils nécessaires àleur travail, et qu’ils ne peuvent acheter faute d’argent.

[Fragment de Simone Weil , 1936, repris dans Des Ruines, n°1.]


[1 Solidaridad obrera (en français Solidarité Ouvrière) est un journal anarcho-syndicaliste espagnol créé en 1907.