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Réponse d’un lecteur à« Minoritaires…oui, et après ? »

samedi 20 septembre 2008

Suite àl’article « Minoritaires…oui, et après ? » signé Cuitlacoche et publié dans Non Fides N°1, nous avons reçu ce courrier de réponse. Nous avons décidés de le publier et y répondront dans le prochain numéro.

Je voudrais ici envoyer un message de soutien et de compréhension adressé àCuitlacoche qui a écrit un article fort intéressant intitulé « Minoritaires…oui et après ?  ». Il y parle de la solitude de l’anarchiste face àun monde qui ne le comprend pas. Cet article m’a touché.

D’abord parce qu’il est inhabituel de trouver dans la presse militante des gens qui osent exprimer leurs sentiments, leurs doutes, leur solitude, sans doute par peur de démobiliser. Làon sent une sincérité de bon aloi. Ce qu’il dit sur la difficulté du dialogue, sur le nihilisme ambiant, sur la « rassurante normalité  », ce sont des chose qui sont plus littéraires que politiques et peut-être pour cette raison j’ai tendance àleur accorder plus de poids et de vérité qu’aux démonstrations idéologiques. On y sent le propos de quelqu’un qui prend conscience de la barbarie du monde, qui mesure toute l’étendue du désastre et ne peut en parler avec les aliens qui l’entourent.

Il me semble qu’il y a làune attitude fondamentale qui constitue le socle même de l’anarchisme. En effet on peut se demander pourquoi l’anarchisme perdure et traverse les siècles attirant a lui une même catégorie d’hommes, généreux, combatifs, rebelles... ? Pourquoi l’idée libertaire se maintient-elle àtravers les siècles (et les continents ! Car il y a des anarchistes au Japon comme au Chili ou aux USA !) toujours aussi neuve, aussi flamboyante, aussi féconde ? On a vu d’autres idéologies menacer de couvrir la planète qui pourtant se sont effondrées sans laisser trop de traces. ..C’est que l’anarchisme n’est pas une idéologie comme les autres. Il ne propose pas de corpus doctrinaire disant comment il faut produire, comment il faut s’aimer, comment il faut s’organiser, etc. Il affirme simplement une manière de vouloir être homme : sans être soumis àla violence directe ou indirecte d’un pouvoir quel qu’il soit. Il s’agit donc bien avant tout d’une sensibilité : amour des relations égalitaires, exécration de l’oppression.

L’anarchisme procède d’un sentiment de révolte mais une révolte qui va bien au-delàde l’expérience personnelle, qui se généralise et se solidarise avec tous les « opprimés et offensés  ». Voilàle fond du problème : l’anarchiste souffre de toutes les injustices qu’il perçoit dans le monde. Comme diraient les sociologues : « c’est làl’acte constitutif de son identité  ». C’est pourquoi j’ai envie de dire àCuitlacoche : « on peut souffrir de la solitude mais il ne faut pas s’en étonner. Puisque la lucidité coà»te si cher en termes de souffrance, la nature a prévu des mécanismes de défense qui immunisent contre cette douleur. Ils s’appellent frivolité, insouciance, égocentrisme, instinct grégaire, etc. Il ne faut donc pas s’étonner que la bêtise ne connaisse pas de reflux, elle est nécessaire. C’est un instinct de survie pour ceux qui ne sont pas préparés àfaire le grand saut vers la révolte. Il suffit d’observer que, même poussés au désespoir par la violence rampante de la société capitaliste, des gens honnêtes, sensibles, intelligents, préfèrent se suicider plutôt que de se révolter : il se produit trois àquatre suicides par jour en France dus au harcèlement professionnel. Face àun ennemi sans visage et sous l’emprise d’une idéologie culpabilisatrice véhiculée par tous les moyens de formatage social (l’école, les médias, l’économisme des élites) les déclassés se sentent responsables de leur mise àl’écart.

Je veux dire par làque « déposer  » (comme on dépose un moteur ou un tyran) toutes les institutions pour les passer au crible d’une analyse anti-autoritaire n’est pas un acte facile, que tout pousse au contraire, àintérioriser tellement les valeurs de l’ « idéologie dominante  », pour parler comme en 68, que les victimes sont dépossédées de la capacité de contestation qui aurait dà» être la leur. Le révolté est déjàquelqu’un qui s’affirme et cela donne de la force, même dans les situations les plus dramatiques. La rencontre avec une idéologie qui vous dit : « révolte-toi, n’accepte pas d’être jugé par les autres, vois la violence qu’ils te font tous les jours,etc  » apporte déjàun apaisement, un réconfort.

Pour en finir avec le sentiment de solitude de l’ami Cuitlacoche : pas le droit de se sentir seul lorsqu’on peur écouter le concerto pour violon et orchestre de Sibelius ou le troisième de Rachmaninoff ! Il faut considérer l’intelligence comme une drogue dure qui facilite la communication ! Prendre contact avec ceux qui comptent pour nous, qu’ils soient rappeurs, astrophysiciens ou théâtreux ! Constituer un réseau de tout ce qui bouge, qui vit, qui aime la vie dans sa gratuité, sa générosité et…son invincibilité ! ça donne des forces, crois-moi ! Et ne pas oublier de s’occuper en priorité de soi-même, chercher les lieux où peut s’exprimer la joie de la révolte, de la lutte, mais aussi de l’apaisement, de la rencontre de gens différents et cependant indispensables. C’est difficile de s’occuper de soi…

Mais je voudrais aussi parler de la deuxième partie de l’article de Cuitlacoche, celle où il parle plus précisément des luttes sociales, du « mensonge démocrate  », de la « résistance àl’autorité  » et de la « morale anarchiste  ». Bien que moins touchante que la première partie, cette deuxième partie me paraît importante parce qu’elle montre que celui qui l’écrit n’est pas un poseur : c’est quelqu’un qui veut réellement changer les choses. Nous savons tous que l’anarchisme est une étiquette commode pour tous ceux qui veulent se poser en rebelles, en artistes maudits même quand ils sont millionnaires et manifestent contre la piraterie informatique. Autre chose est de se réclamer de l’anti-autoritarisme dans l’espace concret des luttes sociales.

Comment diffuser nos inquiétudes, nos idées, nos modes d’organisation si décriés ? Je pense qu’il est inutile de perdre son temps àvouloir convaincre les autres : c’est l’action autonome qui parle pour nous. Les employés d’EADS n’ont pas été endoctrinés par les anarchistes pour s’apercevoir qu’ils ne gagneraient l’épreuve de force avec leur direction qu’en s’opposant aux syndicats. De même l’expérience d’autogestion de LIP est surgie du néant grâce àun concours de circonstances qui a montré clairement aux ouvriers et employés qu’il était illusoire d’attendre une aide quelconque des institutions ( État, syndicats, partis). Je ne veux pas dire que toute éducation anarchiste est inutile mais je veux dire que nos idées ne nous appartiennent pas et seront reprises par d’autres dès lors que les circonstances les rendront évidentes. Il faut bien entendu, renforcer ces évidences, mais pas par des discours théoriques mais en attisant des ambitions qui rendent les actions collectives plus évidentes. Exemple : si les étudiants sont insatisfaits de leur situation, il est inutile de les bassiner avec des textes théoriques, mieux vaut leur dire : « soyez pleinement vous-mêmes ! Vous êtes suffisamment grands pour participer àla définition des programmes, au choix des enseignants, àl’évaluation des cours et des résultats ! Comment pouvez-vous accepter qu’un État décide de vous empêcher d’avoir accès àcertaines études en instaurant un numerus clausus ?  » Si les étudiants accueillent favorablement ces idées, s’ils deviennent plus ambitieux quant àleur rôle, s’ils se voient pousser des ailes et qu’ils deviennent effectivement plus autonomes alors les actions concrètes qui en découlent seront plus simples àpromouvoir : boycott des examens, élaboration de programmes « pirates  » concurrents de programmes officiels, promotion de l’auto-évaluation, etc.

Tout ceci peut paraître farfelu mais en période de crise certaines idées font parfois un chemin inattendu.

Encore un mot : pour en finir avec les idées reçues sur l’anarchisme, pourquoi ne pas affirmer haut et fort que la violence envers les institutions, que nous revendiquons, est en phase avec une non-violence absolue envers les personnes ? Comment peut-on affirmer qu’on est contre la violence des institutions et s’arroger le droit àla pire des violences, celle qui attente àl’intégrité des personnes ? Même présentée de façon défensive, la violence me répugne et me paraît cautionner, en dernière analyse, la loi du plus fort. Si l’anarchisme arrive àse libérer de la doctrine insurrectionnelle, je crois qu’il gagnera en radicalité …et en cohérence.

Extrait de Non Fides N°2