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Retours d’expériences...

mardi 21 février 2012

11 mars 2011. Jour funeste d’une énième catastrophe
nucléaire. On ergote en plus haut lieu pour savoir à
quelle échelle classer l’accident. Il faudra plusieurs jours
pour que ces froids statisticiens de la mort durable admettent, du bout des lèvres, que l’horreur a atteint les niveaux de Tchernobyl.

Et après ?

A l’heure où nous écrivons ces lignes, la situation de la centrale de Fukushima est toujours incertaine. L’ampleur de
la catastrophe pourrait encore empirer. A titre d’exemple,
les différents corium (cette masse d’éléments combinés en
fusion) sont loin d’être stabilisés, et ont pu non seulement
percer la coque en acier des cuves des réacteurs et leurs
dalles de béton, mais aussi produire d’énormes explosions.
Contrairement àce qui est parfois avancé, le pouvoir n’offre
qu’une apparence de transparence, distillant quelques
infos de-ci de-là, tandis que l’essentiel continue de nous
échapper.

Enfin, même si des Etats comme l’Allemagne et la Suisse en
ont profité pour annoncer leur sortie très progressive de la
production d’électricité d’origine nucléaire, ou que l’Italie
a annoncé le gel de son programme de construction de
centrales nucléaires, cela n’écarte pas le danger. La radioactivité ne s’arrête bien sà»r pas aux frontières, et vu que la plupart des Etats n’ont pas mis fin àleurs activités nucléaires
(au contraire, cette nuisance est en expansion partout dans
le monde), on peut dire que Fukushima n’a presque rien
changé àce niveau-là : six mois plus tard, les programmes
civils, militaires ou scientifiques sont presque tous maintenus. Vaille que vaille, coà»te que coà»te. Si Fukushima a
frappé beaucoup de monde, l’arrêt immédiat de tout le
nucléaire n’est manifestement pas àl’ordre du jour.

En ce sens, depuis le 11 mars, nous ne sommes pas entrés
dans une nouvelle ère. Nul basculement, nul point àpartir
duquel on peut se dire que ce n’est plus comme avant.

On pourrait se demander ce qu’on attend, puisque
l’après, on peut déjàl’imaginer. On ne peut plus se réfugier derrière un manque d’informations. Qui veut se renseigner a par exemple facilement accès aux conséquences de Tchernobyl sur la vie et la santé des populations. On
ne peut pas non plus se réfugier derrière un manque de
recul. Les vingt-cinq ans qui nous séparent de cet accident
laissent entrevoir le cauchemar que vont endurer dans leur
chair les habitants du Japon (et beaucoup d’autres). A des
milliers de kilomètres àla ronde, la contamination progresse en effet par « taches  ». La radioactivité s’installe dans
les terres, les cours d’eau, les forêts pour plusieurs siècles.
Jusqu’à200 km de la centrale de Tchernobyl, on trouve des
régions très empoisonnées par les éléments chimiques les
plus lourds, tandis que les particules les plus légères ont
formé un nuage qui s’est propagé sur les trois quarts de

l’Europe. Pour les régions les plus contaminées de Biélorus-
sie, d’Ukraine et de Russie, quand ils arrivent àterme, 80%
d’enfants naissent aujourd’hui malades selon les comp-
tables macabres, avec des pathologies lourdes telles que
leucémies, altérations du système immunitaire, problèmes
de thyroïde, de cataractes, de mutations génétiques, de
malformations congénitales et du système nerveux, etc. En
grandissant, les cellules atteintes se multipliant plus vite, ils
développeront, s’ils ne les ont pas déjà, cancers du poumon,
du colon, de la vessie, du rein, de la thyroïde, du sein, mala-
dies du cœur et des vaisseaux, maladies du foie, des reins,
altérations du système immunitaire, etc. On sait que ce qui
vient d’advenir au Japon est une catastrophe au temps
long, très long, dont on ne connaît pas la fin àl’échelle hu-
maine. On sait aussi que ses conséquences sont dans une
large mesure invisibles aujourd’hui, mais qu’elles vont drai-
ner pendant longtemps un nombre infini de maux. Dans
le cas de Fukushima, il faut en plus ajouter aux rejets dans
l’atmosphère un élément inédit, les dizaines de milliers de
tonnes d’eau radioactive déversées dans l’océan pacifique.
On peut s’attendre àune contamination de la faune et de la
flore marines dans des proportions encore inconnues. Avec
ce nouvel accident majeur, les autorités n’ont donc pas fini
d’accumuler les morts...

En termes de radioactivité, il faut dire que ces dernières
n’ont jamais été très loquaces sur les cadavres qu’elles
cachent dans leurs placards. Un scandale perce de temps
en temps, mais il est toujours traité comme un épiphénomène ou un accident exceptionnel. Des informations
peuvent sortir sur les problèmes de quelques militaires irradiés dans les années 60 –mercenaires d’Etat que nous ne pleurerons pas–, tout en dédaignant le sort des populations soumises aux essais nucléaires aériens àplus d’un endroit
de la planète, du Sahara àl’Arctique. Sans parler de tout
ceux qui sont depuis deux décennies frappés par les bombardements àl’uranium appauvri lors de guerres propres et
démocratiques. Plus près d’ici, on pourrait encore évoquer
les dizaines de milliers de personnes qui ont subi d’importantes surdoses lors de radiothérapies et radiographies, ce
qui n’a cependant pas conduit àmettre en question l’usage
du nucléaire dans la médecine moderne...

Même sans Fukushima ou Tchernobyl, àbien des égards,
nous sommes déjàdans une catastrophe permanente. Une
catastrophe quotidienne et routinière. Celle que les gens
crevant àpetit feu subissent aux abords des installations
nucléaires (et tout le monde en France habite àmoins de
200 km d’une telle installation), celle aussi que connaissent
les travailleurs du nucléaire, ou les habitants de régions
contaminées par les « incidents  » réguliers et les tonnes
de déchets qui s’accumulent. Pourtant, il ne faut pas non
plus se leurrer sur l’origine d’un désastre qui n’est pas l’apanage de l’atome. Deux siècles de développement industriel
sont parvenus àfaire de cette planète une poubelle, que
les mesurettes des écolos ont uniquement l’intention de
ripoliner. Au mieux, elles accompagneront d’une manière
plus ambigüe la destruction, le quadrillage et la mise au pas
programmée de ce monde. Et même en supposant que les
gestionnaires du capitalisme vert parviennent àleurs fins
–et qu’une usine d’armement puisse tourner avec de l’énergie éolienne plutôt que nucléaire–, le problème demeurerait évidemment plus fondamental que celui qu’ils posent. Comme le disait il y a quelques années une affiche collée
autour d’un projet de lignes àTrès Haute Tension (THT),
àquoi servent les besoins dévorants en énergie, sinon
à« l’armée et ses systèmes de surveillance, l’industrie et ses
usines de mort jusqu’aux portes de l’Europe, la circulation des
marchandises, y compris humaines, et ses TGV, la transmission d’informations et leur vide interactif  »
 ? Dans ce monde qu’ils bâtissent àleur démesure, le choix n’est certainement pas entre le nucléaire ou la bougie comme ils en ont souvent fait le chantage. Le nucléaire leur appartient déjà, il a été développé pour eux et leurs besoins économiques, militaires et technologiques, tandis que quand leur joujou
atomique leur pète entre les mains, c’est aux autres, c’est-à-dire àbeaucoup d’entre nous, qu’ils réservent la bougie.

Si dans un premier temps la « catastrophe  » fait apparaître l’inanité de ce monde, très vite elle discipline aussi. Elle débouche souvent sur une demande accrue de protection
étatique. Le pouvoir français l’a d’ailleurs bien compris
lorsqu’il a annoncé, dans les jours qui ont suivi Fukushima,
qu’il allait faire vérifier toutes les centrales. La morale de
l’histoire est connue d’avance : mis àpart quelques aménagements de façade, tout continuera comme avant [1], de Fessenheim (où se trouve la plus vieille centrale en activité) àFlamanville (où se construit le réacteur de dernière génération).

C’est également làque la critique doit affiner ses armes à
plus d’un titre. Elle ne doit pas reculer devant ce qui est une
évidence en matière de nucléaire : comment demander à
un quelconque Etat, àcette forme autoritaire d’organisation
sociale, de mieux gérer son parc nucléaire et de nous protéger de ses risques, alors que c’est elle-même qui a conduit à
la mise en place de tout ce merdier ? De la même façon, rien
ne sert d’agiter la menace de la « grande catastrophe  », au risque de ne renforcer que la peur et l’impuissance, quand,
en regardant les choses en face, on peut constater que le
nucléaire fuit de partout. A Fleurus en Belgique comme
au Tricastin dans la Drôme, des camarades et des compagnons ont ainsi tenté d’intervenir juste après que le pouvoir
a choisi de révéler des fuites radioactives. Ce sont autant de
manières d’expérimenter des pistes pratiques permettant
de relier le nucléaire au monde qui le produit (chapitre 2).

Un des objectifs de ce recueil est en l’occurrence de sortir
d’une conception étriquée du nucléaire qui le restreindrait
aux centrales et àune question énergétique, pour tenter
d’en analyser tous les ressorts (militaires, scientifiques, etc).
En somme, il s’agit de regarder le monstre d’une manière
différente : dans un pays tel que la France, où le nucléaire
se trouve véritablement au coin de la rue, les possibilités d’intervention sont plus que jamais ouvertes, et n’attendent qu’un peu d’imagination et de bonne volonté pour
se transformer en actes (chapitre 3). C’est dans notre vie
même, au sein de notre quotidien contaminé, que l’on peut
tenter quelque offensive. On pourrait notamment s’intéresser aux usages devenus banals du nucléaire, que l’on
songe a l’usage de sources radioactives dans l’industrie et
la médecine, ou aux déchets variés qui dorment sous nos
pieds et sont aussi régulièrement transportés d’un site à
l’autre. Les exemples foisonnent : depuis les légumes irradiés pour qu’ils pourrissent moins vite aux remblais d’infrastructures àbase de stériles radioactifs (cours d’écoles,
logements, routes, chemins de randonnée, etc.), en passant
par la contamination « accidentelle  » et pourtant régulière de rouleaux d’acier àl’échelle mondiale, (transformés
ensuite par l’industrie en montres, ustensiles de cuisine et
autres objets de consommation courante...). En analysant le nucléaire sous toutes ses facettes, ce sont alors de nombreux domaines de la critique qui s’ouvrent pour qui veut attaquer le monde àsa racine...

Dans le même ordre d’idées, un autre angle d’attaque a
également retenu notre attention ici. Il s’agit des débuts de
la lutte spécifique menée contre la construction d’une ligne
àtrès haute tension (THT) du côté de la Manche, de l’Ille-et-Vilaine et de la Mayenne depuis 2003, où le projet d’EDF est
de relier le futur EPR de Flamanville au réseau existant. Cette
lutte a pu parfois ouvrir des perspectives intéressantes en
proposant un terrain décentralisé d’actions (chapitre 4). Si
le souffle initial semble àprésent être retombé sous le coup
des jeux politiciens (entre comités, institutions locales, syndicats agricoles, partis politiques) et s’être embourbé dans
des médiations juridiques, qui sait pourtant ce qu’il en sera
par la suite ? Comme on a pu le voir dans le passé, le dépassement de ces limites pourrait se produire une fois que le
chantier de la THT commencera réellement, maintenant
que le tracé définitif a été rendu public.

Au-delàde ces quelques suggestions d’intervention avant
ou après la construction de ces nuisances, on ne pouvait
pas s’arrêter en si bon chemin. Une réflexion supplémentaire s’impose, tant Fukushima ou Tchernobyl ne sont pas
des accidents de parcours. Pour les autorités, un des enjeux
actuels du nucléaire n’est en effet pas uniquement de savoir comment éviter ces catastrophes, mais aussi de mettre
en place des dispositifs afin d’expérimenter différentes
manières de les gérer socialement, une fois qu’elles se sont
produites. C’est pour cela que des experts français et internationaux ont mis en place dès 1996 en Biélorussie des
programmes destinés àapprendre aux populations à« vivre durablement sous contrainte radiologique  ». Ils expliquent
tranquillement qu’àcondition de suivre minutieusement
leurs recommandations, il n’est pas si dramatique de vivre
dans des régions largement souillées de radioactivité. Là
encore, l’Etat prépare cette gestion militarisée de territoires
et de populations contaminées, en organisant depuis plusieurs années des exercices de simulation grandeur nature
aux abords des installations nucléaires, sur le modèle des
simulations d’« attaques terroristes  ». Les esprits doivent
désormais s’habituer àl’éventualité d’un accident majeur,
et plus encore apprendre àobéir en cas de « crise  » (chapitre 5).

Enfin, les textes repris dans le dernier chapitre visent à
s’interroger sur les enjeux contemporains de la filière nucléaire. Comme souvent en matière d’« innovations  », c’est
avant tout une histoire militaire qui a conduit au développement de cette technologie mortifère. Après l’expérience des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, l’industrie a trouvé des débouchés dans la production
d’électricité, la recherche, la médecine, l’agro-industrie, etc.
Un texte comme La Java atomique analyse ce qui se joue
dans le nucléaire aujourd’hui –des centrales aux arsenaux
militaires en passant par la recherche–, en critiquant les
notions de « démantèlement  » et de « relance  » du nucléaire.
S’il se trouve àla fin de cet ouvrage en guise de conclusion
provisoire, c’est parce qu’il prend le temps de questionner
les spécificités de cette technologie, tout en développant
une perspective qui ne nous écrase pas sous le poids de la
domination.

Par sa puissance de destruction et la durée de vie des radionucléides, le nucléaire oblige àchanger d’échelle.

On se trouve tous en sursis, avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Du coup, notre appréhension du possible
ne peut plus tout àfait être la même. En effet, bien qu’on
ignore précisément comment pourra exploser un processus
insurrectionnel, on peut par contre déjàidentifier certaines
des questions auxquelles il sera immédiatement confronté
ici : comment éviter l’éradication accidentelle de toute vie à
brève échéance dans un large périmètre, vu la présence diffuse d’installations nucléaires, dont les réactions en chaîne
s’emballent en un rien de temps ? Si des insurgés peuvent
décider de détruire tout, ou presque, de ce qui relève de la
présence matérielle ou sociale du vieux monde, une centrale
nucléaire (comparable àune marmite bouillante qui nécessiterait ses spécialistes de la surchauffe) échappe quelque
peu àcette saine logique destructrice. C’est un des nombreux problèmes pratiques posés par l’atome, et qu’on ne
plus continuer d’éluder au seul prétexte qu’« on verra bien
demain après le grand soir  »
 : quel sens y aurait-t-il de vivre
enfin libres dans une vaste poubelle industrielle, ou de risquer notre sort sur un coup de dés ?

Bien entendu, malgré ce qu’assène une certaine littérature
àce point férue de contre-information scientifique qu’elle
reprend volontiers àson compte la propagande de l’ennemi, cela ne veut pas non plus dire qu’il faille sacrifier toute
possibilité de révolution sur l’autel de la toute-puissance
technologique. Cela signifie seulement d’une part qu’on ne
peut pas minorer ou éluder la question nucléaire au prétexte
qu’elle n’intéresserait pas (ou plus) « les masses  », et d’autre
part, qu’il s’agit surtout de la prendre à-bras-le-corps, ici et
maintenant. Avec ou sans Fukushima, et sans pour autant
verser dans un démocratisme radical unitaire de bon aloi,
faussement justifié par le caractère monstrueux de la chose
nucléaire.

Pour nous, ce n’est certainement pas faute d’union entre ses différentes composantes que la plupart des luttes
antinucléaires du passé ont été liquidées. Sur ce point, certains prétendent opposer Plogoff et Malville, une comparaison pourtant bien stérile si on n’interroge pas le concept
même de « victoire  » en la matière. Après 1981, le pouvoir
a certes abandonné le projet de construction de la centrale
de Plogoff (qu’il pouvait aussi lâcher car elle est située en
périphérie du réseau, contrairement àChooz ou Golfech),
mais la population locale n’a pas continué àlutter contre
l’atome, alors qu’àdeux pas de chez elle se trouvaient également une base de sous-marins nucléaires ou la centrale
de Brennilis. Qu’est-ce alors que cette « victoire  », quand,
juste après, le « ni ici ni ailleurs  » répété en chÅ“ur perd toute
sa consistance ? Et n’existe-t-il pas àl’inverse des « défaites  »
qui n’en sont pas tant –qu’on pense àl’Espagne de 1936-37
ou àl’assaut du ciel italien de la fin des années 70–, parce
que leur possible reste toujours ouvert ? Pour nous, c’est
justement parce que le mouvement antinucléaire n’a que
trop rarement voulu briser ce front commun, parce qu’il a
refusé de rompre avec les opportunismes qui varient au gré
des vents de la politique, qu’il a logiquement fini par être
isolé puis s’épuiser après l’arrivée de la gôche au pouvoir.
Lorsque bien des personnes ont tourné casaque, il n’est
plus resté grand chose de cette longue expérience, notamment une perspective autonome claire qui aurait pu se
transmettre malgré la pacification qui a suivi. Bien entendu,
toutes les luttes de ces années-làne peuvent pas être mises
sur le même plan, et elles ont pu connaître des intensités
différentes selon les moments. Il existe même des exceptions notables comme Golfech, ainsi que des poignées
d’individus qui ont tenté de porter une approche sensiblement différente : « Au-delàde la lutte contre Golfech, il y avait
des personnes indépendantes qui faisaient depuis toujours un
peu partout des sabotages contre le nucléaire. Après Malville
[31 juillet 1977], il y a eu une croissance exponentielle de ce
type d’actions, comme brà»ler les voitures d’EDF, briser les vitres
de leurs agences... et puis les gens ont commencé, àun certain point, àfaire sauter àl’explosif les pylônes électriques, les
locaux d’EDF, àfrapper donc surtout EDF, mais aussi les petites
entreprises qui travaillaient pour le nucléaire. Tout ceci est la
conséquence de la manifestation de Malville, de la réflexion
après Malville. Il en a découlé une sensibilité antinucléaire qui
a commencé àse demander : pourquoi ne pas utiliser d’autres
moyens pour attaquer le nucléaire ?  »

Une canaille àGolfech [2]

Il y a quelques années, d’autres antinucléaires aguerris notaient déjàqu’ « Ã de rares exceptions près, les oppositions locales n’eurent pas recours àla violence nécessaire – pourtant légitime défense contre la volonté étatique de nucléariser le territoire français pour faire pièce àla politique du fait accompli. Les nombreuses luttes antinucléaires ne surent pas davantage se doter de moyens politiques autonomes àmême de prolonger leur activité, ni critiquer plus largement une société capable de produire une bureaucratie nucléaire. Se contentant d’une joyeuse indétermination politique, elles laissèrent le champ libre aux spécialistes de la représentation, élus locaux « antinucléaires  » par opportunisme et autres illuminés de la non-violence. En fait, tous ces mouvements reculèrent devant la remise en cause effective de l’Etat.  » [3]

Fortes de ces différents bilans, les activités qui s’inscrivent
dans une perspective radicale (en partie reprises dans ce
livre), ont tenté de se développer vers une autonomie des luttes. Cependant, àen juger le récent Appel au campement antinucléaire de Valognes prévu fin novembre 2011, les vieux réflexes opportunistes semblent ànouveau de
mise. Selon ces acrobates de la tactique, « les différentes
tendances  »
(partis, syndicats et associations citoyennistes
compris) devraient se réunir sur une base pratique, au nom
d’une cause enfin nettoyée de tout « mécanisme de division  ». Plutôt que de porter des attaques permanentes et
diffuses un peu partout contre les intérêts du nucléaire, il
faudrait àl’inverse se concentrer en un même territoire au
coup par coup. Le meilleur pourrait alors « coexister  » avec
le pire, irradié de joie et de bonne humeur : les urnes avec
le sabotage, les pétitions avec les incendies, la non-violence
avec la guérilla champêtre, les dorures des antichambres
du pouvoir avec la boue des piquets de tentes... Et tant
qu’on y est, pourquoi ne pas faire la promotion directe du
NPA, d’Europe Ecologie ou du réseau Sortir du nucléaire sur
son propre site ! Cet Appel relève certainement de la farce
médiatique, àmoins qu’il ne s’agisse du seul terrain où tous
peuvent réellement cohabiter, celui des petits jeux politiciens. En tout cas, un tel texte est bien loin d’une offensive
contre le nucléaire et son monde...

Ce recueil, préparé depuis un moment, ne prétend pas offrir un ensemble unifié d’idées, mais refléter plusieurs réalités de lutte. Malgré des désaccords que d’aucuns ne manqueront pas de noter au passage, les contextes dans
lesquels ces luttes s’inscrivent et les différents parcours des
auteurs permettent d’esquisser une conflictualité riche en
possibilités. Tous tentent ainsi àleur manière d’élaborer une
projectualité débarrassée de toute médiation institutionnelle et de s’inscrire dans une perspective anti-autoritaire, vers un monde où la liberté ne serait pas qu’un aménagement agréable de la survie – les deux pieds irradiés dans la
merde. Une perspective qui est aussi de ne pas s’en prendre
uniquement au nucléaire, mais de le relier àce qui lui permet d’exister, la domination capitaliste comme la domestication étatique.

Bref, si les quelques réflexions et expériences réunies ici
ouvrent des pans de la critique et forment des hypothèses
àapprofondir ou des pistes àcreuser, elles constituent surtout une invitation àaffronter tout ce qui nous détruit, ici et
maintenant. Pour que le paradis qui a engendré Fukushima
soit enfin bouleversé de fond en comble.

Des électrons fous,
25 octobre 2011

Introduction àFukushima Paradise - Pour une critique radicale du nucléaire (2005-2011), Mutines Séditions-La Canaille, janvier 2012.


[1L’Autorité de sà»reté nucléaire (ASN) a été priée par le gouvernement de faire un audit sur les centrales françaises àpartir des données fournies par EDF. Le 16 septembre 2011, les résultats sont publiés. Les centrales françaises ont une « marge satisfaisante  » pour les mettre àl’abri d’un accident de l’ampleur de Fukushima. EDF propose tout de même de mettre en Å“uvre des « parades supplémentaires  » : l’installation de pompes autonomes pour préserver une source de refroidissement, d’un groupe électrogène « d’ultime secours  » sur chaque site et la constitution d’une Force d’action rapide nucléaire (Farn), capable d’intervenir n’importe où dans les vingt-quatre heures.

[2La Canaglia a Golfech. Storia di una lotta antinucleare, Italie,
mars 2011, p.21

[3Association contre le nucléaire et son monde, Histoire lacunaire de l’opposition àl’énergie nucléaire en France, Paris, Editions La Lenteur, 2007, pp.14-15