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Sur la révolte des Turbans jaunes ou la grande guerre des paysans dans la Chine du IIe siècle

Par Ngô Van (1966)

lundi 20 août 2018

Pour comprendre l’histoire contemporaine des pays de civilisation chinoise, il est indispensable de connaître, au moins sommairement, l’histoire de la Chine ancienne et le caractère spécifique des insurrections paysannes qui, àplusieurs reprises, menacèrent de ruiner de fond en comble le système de domination administratif et militaire de la dynastie des Han. La grande guerre des paysans chinois des temps modernes qui a permis la victoire de Mao Tsé-toung n’est pas foncièrement différente des guerres des paysans du passé ; et l’État bureaucratique actuel, en dépit de l’idéologie marxiste des nouvelles couches possédantes, présente plus d’un trait de l’État bureaucratique de la Chine impériale. À l’arrière-plan du conflit vietnamien, on retrouve le poids d’une tradition multiséculaire qui oriente toujours les réactions affectives et psychologiques d’une paysannerie misérable. C’est ainsi que l’influence du parti communiste peut être, en bien des points, assimilée àl’influence occulte que les sociétés secrètes ont depuis toujours exercée sur les paysans. Le drapeau rouge ne représente souvent aux yeux de ces derniers qu’un symbole magique parmi d’autres et la démagogie marxiste fait appel aux mêmes sentiments qui, jadis, soulevèrent le peuple contre ses oppresseurs ; aussi bien ne peut-on assimiler les PC de ces pays aux grands partis organisés des pays européens.

Certains phénomènes courants dans les autres parties du monde ont pris en Chine un caractère catastrophique en raison d’une exceptionnelle densité démographique ; ils ont ainsi influé d’une manière continuelle sur l’évolution générale de la société. Mais la nécessité de grands travaux d’irrigation ne justifie pas pour autant les systématisations et les généralisations abusives sur le « mode de production asiatique  » et le « despotisme oriental  » ; interprétations qui tendent, en dernière analyse, àexpliquer toute l’évolution de la société chinoise àl’aide de certaines de ses particularités.

Le système de production fondé sur l’esclavage n’a jamais atteint une extension analogue àcelle de l’empire romain et le système féodal lui-même, pour autant qu’il soit comparable àcelui qui a régné en Europe sous l’égide du catholicisme romain, ne s’est jamais développé et désagrégé d’une manière linéaire et continue mais ne s’est effondré qu’après diverses résurgences ; il n’a pas donné naissance àun mode de production dominé par la bourgeoisie mais àun système de gentilhommerie qui s’est maintenu sans grande transformation jusqu’en 1911. Plusieurs types d’exploitation semblent avoir coexisté, interdépendant les uns des autres et réagissant les uns sur les autres sans aboutir avant longtemps àla création d’un type stable. Les embryons de connaissance scientifique, pour le moins aussi importants que ceux de la Grèce antique, n’atteignirent jamais le degré de développement nécessaire àl’apparition d’une pensée scientifique comparable àcelle de la Renaissance ; et ce fait s’explique également en partie par un caractère spécifique de la Chine : l’énorme influence d’une caste de lettrés imprégnés de l’esprit confucéen. La fidélité àcette morale aristocratique a permis àtoute l’administration impériale et àl’organisation de l’État de conserver une homogénéité culturelle et d’éviter la dissolution qui accompagne tous les bouleversements politiques et toutes les conquêtes.

En Europe, le christianisme a servi àjustifier un régime féodal rigide aussi bien que les révoltes contre ce dernier ; en Chine, deux philosophies sociales se sont opposées ouvertement et d’une manière permanente. À l’éthique confucéenne qui ne s’appliquait qu’aux classes dirigeantes s’oppose la philosophie sociale de Lao Tseu. Tandis que les enseignements de Confucius idéalisent l’ordre féodal et donneront par la suite une base morale solide aux classes possédantes, àla Cour impériale et àl’aristocratie des villes, ceux de Lao Tseu renferment une critique de la société et de l’État fondée sur le refus de toute contrainte administrative et sociale. L’identification de l’homme avec la nature, principe de base du taoïsme, ne peut avoir lieu qu’en l’absence de toute intervention de l’État ou d’une contrainte sociale. On comprend àquel point cette doctrine a pu servir de fondement àla morale de la paysannerie révolutionnaire qui s’est opposée d’une manière permanente àl’administration impériale concentrée dans les villes. C’est dans l’enseignement de Lao Tseu que les révoltés trouveront àchaque fois la base intellectuelle et morale qui légitimera leur révolte. La pensée de Lao Tseu traduit d’ailleurs les conceptions fondamentales de la paysannerie chinoise : un sentiment profond et instinctif de l’ordre de la nature et l’hostilité face àtoute forme de pensée scientifique propre àtroubler cet ordre. Ainsi, tandis que le confucianisme, malgré une brève période de persécution sous l’empire de Ts’in [1], restera toujours le système de morale et de philosophie politique des classes possédantes, le taoïsme, par son opposition àtoute intervention autoritaire dans la vie des hommes et son hostilité àtoute société coercitive et hiérarchisée, sera toujours la base du comportement élémentaire de la paysannerie révolutionnaire, une « façon de sentir  ».

Jamais le travail des esclaves n’atteignit en Chine le degré de développement qu’on lui connà»t dans l’empire romain et dans la Grèce antique. C’est sur le travail de la paysannerie que reposera toujours l’édifice de la société chinoise. Ce n’est pas sans raison que dans la hiérarchie officielle des classes sociales le paysan occupe la seconde place derrière le lettré, l’artisan et le marchand venant àla suite.

Le « despotisme oriental  » de l’empire des Tchéou (1122-247 avant notre ère) devait donner naissance àdes guerres sans nombre pour aboutir finalement àla période dite des Royaumes combattants. Sept seigneuries se disputent continuellement l’hégémonie. Celle de Ts’in1, après avoir vaincu et annexé àson territoire les autres, finit par unifier pour la première fois toute la Chine et àfonder la première monarchie centralisée (221 av. notre ère). Pour donner une échelle de grandeur des travaux effectués àl’époque et du système de contrainte et de coercition qu’ils impliquent, on peut signaler que la construction de la Grande Muraille de Chine nécessita le travail de plusieurs millions d’hommes - corvéables, prisonniers politiques et de droit commun, esclaves - sous la direction d’une véritable armée. Une insurrection générale de forçats et de paysans sous la direction d’un paysan pauvre Tcheng Cheng mit fin àla dynastie des Ts’in. La monarchie despotique s’effondra mais l’insurrection populaire fut écrasée grâce àl’intervention de l’ancienne noblesse féodale évincée du pouvoir par la dynastie Ts’in. La lutte pour le pouvoir entre les différentes bandes armées rivales se termina par la fondation de l’empire de Han par un plébéien, ancien gendarme sous l’empire Ts’in (206 av. notre ère). L’État des Han antérieur hérite de toutes les institutions de l’empire Ts’in, mais une nouvelle aristocratie de type semi-féodal se créée autour de l’État bureaucratique centralisé et de sa hiérarchie minutieusement établie. L’empereur est Fils du Ciel et des signes célestes divinisent toujours son pouvoir. De cette époque date la création de la route de commerce connue sous le nom de la Grande Route de la Soie qui reliait la Chine àl’empire romain, au royaume des Parthes et àl’Inde. On verra que l’image idéalisée de l’empire romain donnera naissance àdes descriptions d’un État utopique dont le caractère calqué sur celui de la Chine sera exempt de ses « tares  ».

Vers le début de l’ère chrétienne, la concentration des terres, l’accroissement des impôts, le luxe et la corruption de la Cour impériale provoquèrent une série de révoltes populaires qui, après les réformes sociales d’un usurpateur, Wang-Mang, aboutit àun soulèvement armé général. C’est la révolte des Sourcils Rouges (18 après notre ère). L’état de nomadisme dans lequel étaient jetés les paysans expropriés, le paupérisme croissant de la paysannerie, maintenaient le pays dans un état d’anarchie permanent. Bandit devient synonyme de rebelle et dans cet état de décomposition du système impérial, chaque aventurier pouvait être sà»r de recruter une armée et se poser en prétendant àl’empire. Après la prise de la capitale de l’empire Tchang-ngang (23 de notre ère) et la mort de Wang-Mang qui, fidèle en son origine surnaturelle, s’obstinait àimplorer le Ciel pour éloigner les armées rivales, les candidats àla succession noyèrent l’insurrection dans le sang. L’empire des Han postérieur (25-220 de notre ère), après une courte période d’essor économique et culturel, connut le même processus de décomposition. La concentration et le regroupement des terres entre les mains des propriétaires fonciers prirent des proportions inouïes. Les paysans asservis cultivaient la terre pour des « maisons puissantes  » qui possédaient des centaines de milliers de « mou  ». La ruine de la paysannerie était telle qu’une partie des lettrés eux-mêmes demandait la limitation de la propriété foncière. C’est dans cette atmosphère de décomposition du pouvoir impérial qu’éclata la grande insurrection populaire des Turbans Jaunes qui, par son inspiration taoïste, devait donner aux revendications paysannes un caractère de radicalisme révolutionnaire inconnu jusqu’alors. Elle dura près d’un quart de siècle et ne fut réprimée qu’au prix d’efforts incessants de la part du gouvernement central. Parallèlement éclata, dans l’ouest de la Chine, l’insurrection des Cinq Boisseaux de Riz ; elle devait donner naissance àun État d’un type nouveau fondé sur des principes moraux communautaires.

[/ 25 juin 1966,
Ngô Van.
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[Texte inédit d’un exposé effectué le 25 juin 1966 àParis.]


[1La persécution atteignit d’ailleurs tous les autres courants philosophiques de l’époque qui s’opposaient àla tentative d’unification des Ts’in et àson école de légistes.