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A la conquête de l’est

De l’influence de l’idéologie conservatrice nord-américaine dans les milieux anti-industriels français

vendredi 23 mai 2014

[sommaire]

Nos années sans pardon

En France, alors même que l’actuel pouvoir d’Etat passe pour le promoteur d’idées radicales – voir l’extension du mariage aux homosexuels –, nous assistons àla progression simultanée de conceptions conservatrices, en particulier de celles qui traversent l’Atlantique d’Ouest en Est. A première vue, elles stigmatisent de façon pertinente les formes les plus sophistiquées de domination et apparaissent, face àelles, comme des valeurs refuges. En témoigne l’engouement pour Christopher Lasch, conservateur américain décédé depuis vingt ans qui, d’après son principal préfaceur, Jean-Claude Michéa, est incontournable pour comprendre ce qu’il advient du monde actuel. Ce qui est grave, ce que l’opération promotionnelle n’est pas seulement due àde tels philosophes de bazar, dont les idées sont suffisamment troubles pour que Marine Le Pen y trouve du grain àmoudre pour remplir sa fosse àpurin idéologique, au nom du rejet de la gauche caviar. L’apologie àpeine tempérée de Lasch est aussi le fait de cercles dont la réputation est quelque peu sulfureuse. Tels les éditeurs de l’Echappée qui, dans leur incroyable recueil Radicalité : 20 penseurs vraiment critiques, le positionnent en bonne place. Après les « Â french studies  » qui alimentent aux Etats-Unis jusqu’aux thèses les plus farfelues, de tels recycleurs ventilent ici, en retour, les « Â american studies  » les plus contestables. Leur spécialité, c’est de stigmatiser ce qu’ils appellent la société industrielle. C’est aussi celle des rédacteurs de Notes et Morceaux choisis dont je parle dans mes notes de 2007, année de la sortie du numéro présentant de façon élogieuse Lasch. C’est pour commencer àfournir des données àceux et àcelles qui étaient susceptibles ne pas prendre des vessies pour des lanternes que j’avais traduit et fait circuler la même année des extraits tirés de la revue anarchiste Fifth Estate relatifs àl’histoire du traditionalisme aux Etats-Unis. Comme des discussions plus larges s’amorcent actuellement pour critiquer de telles opérations de recyclage sous pavillon radical, j’ai rassemblé, dans le même recueil, notes et extraits afin d’y participer.

André Dréan, printemps 2014


Notes sur « Â Les femmes et la vie ordinaire  »

Je ne connais pas particulièrement l’ensemble des Å“uvres de Christopher Lasch, bien que j’en ai parfois entendu parler au cours de mes séjours aux Etats-Unis, il y a plus de deux décennies, comme l’un des fourriers, issu de la gauche américaine, du retour aux « Â valeurs traditionnelles de l’Amérique  » dès la présidence Reagan. Valeurs qui, de la création de la première colonie anglaise stable en Virginie jusqu’àla guerre de Sécession, posèrent les fondations de l’Union telle qu’elle existe depuis les lendemains de la première boucherie mondiale. De telles valeurs, les conservateurs d’outre-Atlantique les présentent souvent, àtord, comme antagonistes avec celles qui sont liées au rôle décisif joué aujourd’hui par la technoscience. Dans cette optique, la critique de modes de domination plus sophistiqués, bien entendu nécessaire, va servir àen revaloriser d’autres, antérieurs au processus d’industrialisation qui accompagna la constitution des Etats-Unis comme Etat moderne. C’est la raison pour laquelle les interviews de Lasch et le seul ouvrage que j’avais survolé àl’époque, La culture du narcissisme, m’avaient beaucoup gêné : derrière l’érudition et le mode d’exposition neutre utilisé par l’historien, je voyais apparaître en filigrane, àtravers les omissions troublantes et les amalgames faciles concernant l’histoire des Etats-Unis, en particulier celle des oppositions révolutionnaires, des prises de position qu’il est difficile de qualifier autrement que de conservatrices. En France, comme Lasch est manifestement en train de devenir àla mode, j’ai lu Les femmes et la vie ordinaire, recueil posthume d’essais, désormais diffusé en français.

Déjà, l’appréciation dithyrambique portée par Le Figaro magazine sur la publication des Femmes et la vie ordinaire, en novembre 2006, donne le ton : « Â Un monde construit par les hommes, où les femmes sont opprimées : on connaît la chanson féministe. Dans un livre posthume – paru en 1997, alors que l’auteur est mort en 1994 – Christopher Lasch prenait le contre-pied de cette théorie, en montrant le rôle joué par les femmes dans la modernité. Dans cette étude du mariage et de la famille en Occident depuis deux siècles, l’écrivain américain constatait en même temps, paradoxalement, l’affaiblissement actuel de la place des femmes. A ce phénomène, il trouvait deux causes. En premier lieu, la compétition économique et la culture individualiste qui ont obligé les femmes àadopter le modèle du salarié masculin. D’autre part, l’intrusion toujours plus poussée de l’Etat et de sa bureaucratie (psychologues, assistants sociaux) dans la sphère familiale, qui a bousculé le champ d’action traditionnel des femmes. L’auteur était tout sauf un nostalgique. S’il étudiait l’effacement discret mais profond des valeurs féminines (le don et la gratuité, la réciprocité et la non-violence...), c’est parce qu’il jugeait que cette tendance menaçait l’équilibre mental de nos sociétés. Lasch regrettait que les féministes, toujours promptes àfustiger la “tyrannie patriarcale†, n’aient pas vu venir ce danger.  » Sous prétexte de critiquer les côtés modernistes du féminisme institutionnel, Le Figaro magazine jette ainsi le bébé avec l’eau sale et défend les valeurs les plus éculées du christianisme. Y compris celle qui idéalise, grâce àl’emploi du joli terme de don, le travail domestique non payé des femmes, datant de l’époque où les communautés, y compris dans les colonies du Nouveau Monde, reposaient presque exclusivement sur la hiérarchie patriarcale.

L’ouvrage de Lasch n’aborde pas que la question des femmes, comme le titre peut le laisser croire, mais presque toutes celles qui agitent la société américaine, certaines depuis l’époque des pères pèlerins du Mayflower. Texte donc majeur où l’auteur apparaît comme le défenseur nostalgique de l’idéologie portée par l’ancienne « Â middle class  » américaine traditionaliste, patriarcale, moraliste, religieuse et blanche. Ce sont les actuelles couches intermédiaires, certes relookées et aux contours difficiles àcerner, qui recueillent aujourd’hui en partie l’héritage idéologique de la classe moyenne disparue et qui contestent àgenoux le pouvoir des affairistes constituant le noyau de « Â l’establishment  » dans l’Amérique contemporaine. Ce qui ne les empêche pas de regarder de haut, àl’image de leurs ancêtres, les couches populaires, en particulier noires et basanées, envers lesquelles il est de bon ton de manifester quelque esprit philanthropique – activité habituelle des bourgeoises bostoniennes depuis la fin du XIXe siècle –, mais qu’il faut savoir remettre àleur place dès qu’elles cherchent àsortir de leur trou àrats. Lasch joue ici le rôle de chambre d’échos de tels préjugés. En témoigne l’appréciation qu’il porte sur le système de « Â domesticité bourgeoise  » qui prit beaucoup d’extension, en particulier àBoston, dans le dernier tiers du XIXe siècle. Il y voit des facteurs d’émancipation féministe par rapport au « Â système patriarcal antérieur  » qu’il valorise, sous prétexte que, dans l’Amérique pré-industrielle qu’il idéalise, les femmes étaient solidaires entre elles pour réaliser nombre de tâches ménagères ! Il oublie au passage que la domesticité en question était alors composée pour l’essentiel de femmes d’origine afro-américaine, traitées bien souvent comme des esclaves, y compris parfois comme des esclaves sexuelles, par les maîtres des puritaines maisons bourgeoises de Boston et d’ailleurs. Voilàce que cache l’apologie par Lasch de « Â l’âme américaine traditionnelle  » et de ses thuriféraires les plus connus, des pères fondateurs, comme Thomas Jefferson, àTheodore Roosevelt, àne pas confondre avec son successeur, élu àla présidence de l’Union quelques décennies plus tard, Franklin Roosevelt, le maître d’œuvre du New Deal.

Dans Les femmes et la vie ordinaire, bien que la figure de Jefferson n’apparaisse qu’en filigrane, elle n’en marque pas moins les propos de Lasch sur la situation des femmes, enviables d’après lui, dans les villes et les villages de l’Union. Du moins telles qu’il se les représente dans la période qui précéda la guerre de Sécession, en particulier àBoston. Jefferson avait comme idéal la république agraire basée sur la multiplication de la propriété parcellaire du sol, l’Etat central vendant et contrôlant la distribution des lots de la prétendue terre vierge – domaine d’Etat réalisé grâce àla dépossession, àla déportation, au parcage et àl’extermination des Indiens – aux familles patriarcales de colons organisées en municipalités gérant leurs affaires locales sans ingérence systématique de Washington. Dans l’esprit de Jefferson, en conformité avec les thèmes favorables àla création de l’Etat selon le modèle fédéraliste àpartir des diverses colonies anglaises, la bureaucratie centrale devait être réduite au minimum et les prérogatives du pouvoir central limitées aux quelques affaires globales concernant l’ensemble de l’Union. A la suite des adeptes de Jefferson, Lasch ne critique en rien l’idée même d’establishment, avec ce qu’elle implique de hiérarchie, y compris lorsqu’elle a des dimensions patriarcales et décentralisée, car elle est partie intégrante de la conception du pouvoir qui domine depuis l’époque de la guerre d’Indépendance. Il n’en repousse que les côtés hypercentralisés, affairistes et amoralistes modernes, en véritable jeffersonien attardé.

De même, Lasch admire Theodore Roosevelt parce qu’il « Â défendait la vie âpre  », « Â voulait que sa classe s’endurcît sans perdre de sa décence ou de son engagement àrespecter le fair-play  », en vrai gentleman bostonien sans doute, tel que le représentent les manuels scolaires du « Â pays le plus libre du monde  », libre pour l’accumulation sans frein du capital, en vérité, cela depuis la première colonie en Virginie, avant même qu’elle prenne la forme de l’accumulation industrielle. Theodore Roosevelt valorisait ainsi l’idéologie du libre pionnier colonisateur et massacreur d’Indiens. Dans le chapitre La démesure de l’homme, Lasch donne l’interprétation suivante de la situation àla fin du XIXe siècle, qui révèle bien les côtés réactionnaires de sa prétendue opposition àl’industrialisme : « Â Au cours des deux ou trois décennies qui précédèrent la Première Guerre mondiale, l’air était saturé de doutes […] quant aux effets abrutissants de la civilisation industrielle. […] Non seulement la capacité d’action intrépide, mais encore l’autonomie quotidienne, ancienne marque du caractère américain, semblaient avoir cédé la place àla dépendance envers des systèmes organisés de production, de distribution et d’expertise. […] William James toucha une corde particulièrement sensible lorsqu’il parla de la “dessiccation†spirituelle qui affligeait le monde moderne.  » Par suite, James, l’un des fondateurs de la psychologie institutionnelle aux Etats-Unis, avait raison de reconnaître que les « Â vertus martiales  » sont « Â des biens humains absolus et permanents  ». Dans la même veine, Lasch en déduit que les individus actuels, malgré « Â leur état d’illumination sexuelle  », ne devraient pourtant pas « Â souscrire  » « Â opinions stéréotypées sur la masculinité  », portées par les féministes. Et ainsi de suite sur des pages entières. La critique qu’il effectue de l’histoire moderne des Etats-Unis, tels qu’ils sont issus des lendemains de la Première Guerre mondiale, avec leur montée en puissance àtitre d’Etat industrialisé et militarisé, jusqu’ànos jours est donc conservatrice. Elle idéalise la période antérieure àla guerre de Sécession comme si celle-ci n’avait pas préparé ce qui est advenu par la suite. Ce qui est, au contraire, mis en avant par les authentiques critiques de l’Empire américain, àcommencer par les anarchistes les plus conséquents, hostiles àl’industrialisation du monde. Dans la revue anarchiste Fifth Estate, il existe ainsi de très bons articles, datant des années 1980 et 1990, stigmatisant l’idéologie fondatrice de la « Â liberté  » aux Etats-Unis, en particulier celle portée par Theodore Roosevelt dont l’une des composantes essentielles était le culte de la guerre et du safari, associé àl’apologie de la virilité, la haine des communautés indiennes, des femmes et des homosexuels, qu’il proposait de castrer. Sans compter la promotion de l’eugénisme.

Va dans le même sens le chapitre intitulé Vivre dans l’Etat thérapeutique qui relève de la réaction du freudisme institutionnel de l’école américaine, apologiste de la structure autoritaire, en particulier patriarcale. Ecole qui qualifie en bloc de narcissisme aussi bien la mentalité nombriliste des individus modernes atomisés dans grandes villes américaines que les tentatives radicales d’affirmation individuelle et collective contre la société oppressive, telles qu’elles sont apparues aux Etats-Unis àpartir des années 1960. Il est presque comique de voir Lasch opposer àce qu’il nomme l’Etat thérapeutique la psychiatrie et la psychanalyse les plus éculées, combinées au moralisme protestant, plein de haine envers la contestation contre-culturelle. Sans compter qu’il classe parmi les partisans du prétendu Etat thérapeutique des rescapés de l’Ecole de Francfort réfugiés aux Etats-Unis comme Fromm, auteur de La peur de la liberté et qui avait pris ses distances envers Freud ! Mais dans l’optique de Lasch, n’importe quel penseur critique qui rejette les « Â valeurs traditionnelles de l’Amérique  », àcommencer par les « Â valeurs de la famille  » issues de l’univers chrétien est a priori classé parmi les partisans du capitalisme le plus modernisé et de l’individu narcissique et égocentré moderne ! De tels délires réducteurs ont déjàété mille fois combattus par les radicaux américains, de Marcuse àZerzan. Par exemple, dans La psychologie de masse de la misère, paru àla fin des années 1980 dans la revue Anarchy, a journal of desire armed, Zerzan critique de façon pertinente le rôle joué aux Etats-Unis par les sciences et les thérapies comportementales, psychiatriques, etc., comme facteurs de subordination au capital et àl’Etat. Il classe àjuste titre Lasch dans la catégorie des adeptes du freudisme institutionnel le plus répressif et autoritaire, qui font, entre autres insanités, l’apologie du retour àla famille, en pleine décomposition d’ailleurs, après les vagues de contestation de la morale des deux décennies précédentes.

Dans l’introduction du dernier numéro de Notes et Morceaux choisis, Louart, le préparateur en chef de tous ces bas morceaux, regrette que Lasch occulte la question des Indiens, bien qu’il salue, àtitre d’éclairage de « Â l’histoire méconnue des Etats-Unis  », les « Â deux auteurs, Alfred Chandler et Christopher Lasch, qui dans des styles tout àfait opposés éclairent de manière convergente la société américaine du XIXe siècle. Chacun àsa façon, l’historien de l’économie et l’historien du peuple et des idées suggèrent combien leur pays a été profondément bouleversé par l’émergence des grandes entreprises, la banalisation du salariat et la défaite des courants politiques qui s’opposaient àla réduction du mode de vie américain au consumérisme de masse.  » Mais parmi les courants en question, il y en avait qui étaient réactionnaires et qui valorisaient, en particulier, le mode de vie patriarcal des colons européens, idéalisé par la célèbre série, La petite maison dans la prairie. Prairie rendue vierge, comme le rappelle Fifth Estate, par l’éradication préalable des autochtones. En réalité, il est logique que Lasch escamote la question du génocide des Indiens puisqu’elle fut la condition de l’apparition dudit mode de vie, conditionné par la colonisation de masse des terres indiennes. Le négationnisme en la matière est l’une des bases de l’idéologie qui sanctionne là-bas l’existence de l’Etat. Dès que les Indiens réapparaissent sur la scène historique, comme ce fut le cas dans les années 1970, l’édifice est ébranlé. Dans Les Femmes et la vie ordinaire, Lasch occulte donc la situation réelle des Indiennes, par exemple dans les tribus des Grandes Plaines, en particulier celle des Cheyennes, bien plus libres parfois que ne le furent jamais les Européennes arrivées dans le sillage du Mayflower. Pour résumer, l’horizon de Lasch ne dépasse pas celui des WASP (White Anglo-Saxon Protestant), àla fois libéraux et traditionalistes, issus de la côte Est. C’est en leur nom et pour eux qu’il parle.

En France, dans les milieux hostiles àce qu’ils nomment de façon réductrice la société industrielle, il est de bon ton de peindre sous des couleurs plus ou moins attrayantes des modes d’exploitation et de domination plus traditionnels et antérieurs àl’industrialisation. En bonne logique, les mêmes milieux sont donc amenés àprésenter comme d’authentiques penseurs radicaux des idéologues conservateurs. D’où l’engouement actuel, y compris en France, pour des personnages peu recommandables comme Lasch. Triste régression !

André Dréan, hiver 2007


Deep Ecology : le retour du fils

La recherche de l’Eden et la terreur envers lui sous-tendent la profonde ambivalence du caractère et de l’histoire américaines, et illustrent àquel point le discours sur le Désert [1] dans ce pays a toujours été problématique. A l’aube de la conquête, bien sà»r, l’objectif fut de « Â repousser le monde naturel  », « Â ce désert désolé et hideux, plein de bêtes et d’hommes sauvages  », d’après les propres termes du puritain William Bradford.

De façon étrange, imbriqué àce point de vue, existait le thème de l’abondante beauté et de la grandeur du Nouveau Monde. Les envahisseurs décrivaient l’Amérique comme « Â terre vierge  », mais comme Francis Jenning l’a montré si admirablement dans L’invasion de l’Amérique, la terre fut transformée en « Â veuve  » par l’arrivée des Européens alors qu’elle n’était pas « Â vierge  » àl’origine. Les images contradictoires de la terre comme « Â pullulant de sauvages  » et « Â vide  » furent des justifications de la conquête. Dans les deux cas, les peuples qui y résidaient furent complètement méconnus. Richard Drinnon illustre l’alternance de ces deux représentations dans son livre remarquable Face àl’Ouest, citant l’explorateur Thomas McKenney écrivant, au cours de son expédition, qu’ils étaient « Â au-delàdes limites de la civilisation, làoù nous sommes seuls parmi les montagnes, les forêts et les lacs  ».

La schizophrénie du comportement américain peut être expliquée, du moins en partie, par la manipulation du thème du Désert et de la profonde ambivalence envers la nature. Dans l’idéologie des colonisateurs, la terre joua d’abord le rôle de présence hostile avant de jouer celui de source de force de caractère, dans la tentative des colonisateurs de se forger les bases de leur propre culture, autonome envers celle de l’Europe. Le contraste entre l’Europe épuisée et surcivilisée et l’Amérique dynamique et sauvage devint l’une des bases élémentaires de l’idéologie américaine.

Avec la fermeture de la frontière et la conquête finale, militaire, des Indiens, l’attitude de la culture coloniale envers la nature changea de façon significative. Le Désert, d’adversaire, devint donc le fondement du nouveau nationaliste mystique. Ce qui nécessitait en premier lieu que l’on supprime du discours les Indiens dès lors qu’ils avaient été écrasés par la force des armes. En effet, leur invisibilité fut, et reste, l’un des facteurs du mouvement de préservation de la nature et de sa littérature. Alors que le président Grant signait le décret transformant deux millions d’acres du Wyoming en parc national du Yellowstone, son armée menait des guerres de génocide contre les Apaches dans le Sud-Ouest, les Modocs en Californie et diverses tribus des Grandes Plaines. En 1890, l’année où les articles de John Muir [2] appelaient àla création du parc national du Yosemite, la cavalerie américaine massacrait les derniers Danseurs Fantômes àWounded Knee.

Malgré le caractère visionnaire des écrits de Muir sur la nature, cette nouvelle attitude envers la terre devint vite l’une des clés de voà»te du nationalisme américain. Theodore Roosevelt [3], qui utilisait chaque instant disponible de ses loisirs pour massacrer des animaux sauvages […] écrivit que l’expérience de la frontière était déterminante dans la formation du caractère national, lequel était, en retour, menacé d’être « Â surcivilisé  » et de perdre sa force originelle. La civilisation ne peut survivre, d’après lui, sans des valeurs issues du Désert. « Â Dans la mesure où notre civilisation devient plus mà»re et plus complexe, explique-t-il, nous avons besoin de faire appel, non pas moins, mais plus aux valeurs fondamentales de la frontière.  » […] Cela devint l’un des thèmes majeurs du mouvement de préservation et de conservation aux Etats-Unis que la force de caractère et la liberté dépendent de la préservation du Désert. D’après Muir, seul le contrôle gouvernemental pouvait garantir pareille préservation et, àla suite de Muir, les environnementalistes ont rarement remis en cause l’existence de cette civilisation, mais ils ont essayé de trouver quelque niche pour le Désert au sein même de la civilisation […] C’est exactement le chemin que parcourent les catastrophistes de la Deep Ecology.

Fifth Estate, automne 1989


Sur la route vers nulle part

L’ambivalence envers la terre a posé les tragiques jalons de l’expérience américaine. L’idée sentimentale du paradis, jardin luxuriant et abondant, avait son corollaire dans l’image de l’immense et menaçante terre sauvage. Incapables d’aimer la terre pour ce qu’elle était, les envahisseurs devaient « Â l’améliorer  », pulvérisant et reconstituant quelque chose en fonction de leurs vues. Alexis de Tocqueville assimile leur avance àquelque marche forcée « Â contournant le cours des rivières, peuplant les solitudes et soumettant la nature  ».

Alexis de Tocqueville observe la tendance des Américains de l’aube du XIXe siècle àabandonner leur logis avant même d’en avoir terminé le toit [4]. Le colon était typiquement animé par l’idée que la frontière, ce milieu intermédiaire et provisoire entre la civilisation corrompue et la nature sauvage chaotique, pouvait apporter la rédemption. L’urgence utopique en faveur du mouvement et du changement reflétait paradoxalement le profond désir de planter des racines. Mais le système marchand, placé au cÅ“ur de l’idéologie et de l’identité nord-américaines, basé sur l’échange économique abstrait, déstabilisait et, plus encore, minait les racines. Aussi chaque zone frontière était finalement épuisée et abandonnée par les mêmes forces qui l’avaient conduite àêtre colonisée.

L’histoire officielle dit que la destruction des terres et des peuples originels fut nécessaire pour apporter la nouvelle civilisation, beaucoup plus dynamique. La mystique relative àla destinée nationale des Etats-Unis est si profondément ancrée que l’exposition de 1992 au Smithsonian Institute, sur le cinquième centenaire de l’arrivée de Colomb, qui faisait simplement référence au génocide et au désastre écologique incontestables, amenés par la conquête européenne, fut sévèrement censurée par les politiciens et les experts en la matière. L’idéologie du pionnier, la version àla sauce du Nouveau Monde de la négation de l’holocauste, reste sacro-sainte par bien des côtés. Tout enfant grandit avec elle : Davy Crockett et Daniel Boone [5], ainsi que les séries télévisées des années 1950 et 1960, comme Bonanza et Gunsmoke, procurèrent àma génération des archétypes de héros, d’hommes sans commune mesure avec les simples mortels, d’hommes qui apportaient la lumière dans les ténèbres. Nous nous immergions dans la lumière bleue diffusée par leur jeu d’ombre idéologique. Sous cet angle, nous étions peu différents des individus du XIXe siècle qui lisaient des romans àquatre sous et écoutaient les nouvelles en provenance de la frontière.

Habituellement comparé àColomb par les publicistes responsables de la création de sa légende, Boone fut le prototype du héros populaire dans le drame national. Sa misanthropie caractéristique et son désir dévorant de fuir vers la frontière devinrent des thèmes familiers de la culture populaire américaine, de l’errance de Huck Finn descendant le Mississipi jusqu’au pèlerinage dans l’Ouest de l’écrivain de la beat génération, Jack Kerouac, dans Sur la route. L’affirmation de Boone selon laquelle il quitte « Â la félicité domestique pour errer àtravers la nature vierge de l’Amérique en quête du pays de Kentucke  » révèle les aspects avant tout masculins du mysticisme américain sur le nomadisme. Dans cette histoire, les hommes abandonnent la « Â quiétude domestique  », présentée comme le monde des femmes, avec ses charmes « Â triviaux  » et ses effets « Â corrupteurs  » pour la grande aventure. A travers le récit de Boone, sa sexualité chargée d’ambivalence envers la nature est visible : son désir dévorant de s’unir àla terre prétendument vierge se combine àla terreur et même au dégoà»t dès qu’il commence àfouler du pied les immensités qu’il compte explorer et qu’il rencontre les populations qui y habitent déjà.

En réalité, comme l’historien Richard Drinnon l’a commenté, « Â sous la belle peau de daim jaune de Boone bat le cÅ“ur de l’agent des compagnies foncières  ». Dans son incontournable étude, Face àl’Ouest, il révèle que Boone fut un spéculateur foncier et un constructeur d’empire professionnel qui « Â allait compter le nombre de morts  » après les nombreuses expéditions punitives et les raids contre les populations locales qu’il effectuait. La façon d’écrire de Boone est tout àfait typique et représentative des premières et des dernières guerres contre les Indiens, comme d’ailleurs des futures guerres internationales menées par les Etats-Unis. Lui et les cohortes qui l’accompagnent « Â détruisent entièrement les céréales et les fruits et dans le pays règnent partout des scènes de désolation  », rapporte-t-il presque laconiquement. Pareille désolation est le secret public sous-tendant « Â la poursuite du bonheur  », sanctifiée dans la Constitution, par les Américains d’origine européenne.

Fifth Estate, printemps 1997


Pour toute correspondance : nuee93@free.fr


[1Ici, Désert est utilisé dans l’acceptation presque biblique qui a cours jusque dans les rangs de la Deep Ecology et, parfois, dans les textes du groupe écologiste radical Earth First. (Notes du traducteur)

[2John Muir, fondateur du Sierra Club vers la fin du XIXe siècle, le premier lobby environnementaliste aux Etats-Unis, proche du parti républicain de Theodore Roosevelt. Les principaux fondateurs de la Deep Ecology en proviennent.

[3Président républicain au début du XXe siècle, apologiste de l’idéologie de la frontière et des communautés de colons idéalisées par des séries comme La petite maison dans la prairie, raciste, sexiste et hostile au moindre mouvement social. Il n’hésita pas àgouverner via des lois d’exception, faisant tuer des syndicalistes révolutionnaires des IWW et autres révoltés des villes et des campagnes. Il fut àl’initiative du meurtre des membres des premiers groupes d’autodéfense afro-américains de Harlem, constitués après les lynchages et les viols commis àManhattan, lorsqu’il était chef de la police de New York, àla fin du XIXe siècle. Comme quoi, l’environnementalisme et la mythologie sur les beautés de l’Amérique pré-industrielle ne sont pas incompatibles avec l’industrialisation forcenée et la coercition implacable exercée par l’Etat.

[4Voir le texte d’Alexis de Tocqueville, Quinze jours au Désert, compte-rendu de son voyage dans des zones frontières àl’Ouest des Etats de l’Union, dans la région des Grands Lacs.

[5Daniel Boone, explorateur des terres indiennes situées àl’ouest des Treize Colonies, àl’époque de la guerre d’Indépendance. Présenté dans des gravures apocryphes le cigare au bec, il est devenu le modèle de l’aventurier et l’archétype des publicités, genre le cow-boy viril fumant des Marlboro àcheval, tandis que la femme qui l’aime et qui l’admire − évidemment ! − reste àattendre son problématique retour sur le pas de la porte de la ferme.