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A vos risques et périls
Du futur parc scientifique alésien à la gestion mondiale des catastrophes...
mercredi 6 juillet 2011
Le texte qui suit a été écrit au mois de janvier 2011. La catastrophe sismique et nucléaire d’une ampleur inédite qui se déroule actuellement au Japon, et dont les répercussions vont se ressentir à l’échelle de la planète, nous renseigne une fois de plus sur la manière dont les autorités cherchent à maintenir l’ordre en place dans ce genre de circonstances. Non sans cynisme, les experts et les nucléocrates, se drapant du masque de la transparence et de l’information en temps réel, tentent de faire croire que l’on peut contrôler l’incontrôlable, que tout reviendra à la normale avec des doses d’irradiation acceptables et que l’accident, ce nouveau «  défi   » qui leur est lancé, permettra de tirer des leçons pour anticiper la menace et mieux se préparer pour les catastrophes à venir... Le monde est leur laboratoire, nous en sommes les cobayes.
«  Nul doute que ce qui se passe au Japon nous servira de retour d’expérience.   »
Thierry Piron, membre de l’équipe de direction de la centrale nucléaire de Tricastin, située entre les failles sismiques des Cévennes et de Nîmes, Midi Libre du 15 mars 2011.
Croupillac, zone industrielle d’Alès. A proximité de l’usine Merlin Gérin et de laboratoires de l’École des Mines d’Alès, un chantier est en cours depuis septembre 2009. Il s’agit du futur science park d’Alès. Un des bâtiments est presque terminé, il abritera l’institut de science des risques (ISR). Des chercheurs pourront se former et y expérimenter des situations de gestion de crises sur des maquettes et grâce à des outils de réalité virtuelle (les bien nommés «  serious games   » conçus par l’entreprise montpelliéraine Primal Cry). L’autre corps de bâtiment, dont la première pierre a été posée par des élus alésiens des différents bords politiques en novembre 2010 sera un hôtel d’entreprises innovantes, une trentaine d’entreprises en création issues de l’incubateur de l’École des Mines y seront accueillies et pourront bénéficier de la proximité avec les laboratoires de l’ISR.
L’école d’ingénieur alésienne est au cœur du projet en question. Depuis plus de vingt ans, l’étude des risques industriels et naturels est un de ses domaines de prédilection. Dans l’ère du développement durable, la recherche et l’innovation en matière de gestion des crises et des catastrophes est un crédo vivement encouragé. Le bassin économique alésien, en mutation depuis la fin de l’exploitation du charbon, s’est tourné vers le secteur de l’éco-industrie.
Nombre d’institutions et de subventions, à l’image du pôle de compétitivité PACA – Languedoc-Roussillon «  Gestion des risques et vulnérabilités des territoires   », encouragent les acteurs locaux à investir dans ce domaine. La construction de ce parc scientifique en est l’une des réalisations.
Des hectares de plantations de résineux susceptibles de prendre feu  ; divers transports de matières dangereuses sur les rails ou les routes  ; une urbanisation importante à proximité de rivières souvent capricieuses  ; un site chimique classé Seveso 2 dans la ville de Salindres qui n’a de cesse d’accueillir de nouveaux projets industriels  ; es réacteurs et diverses installations nucléaires dans la zone rhodanienne toute proche... Il est vrai qu’à Alès, comme d’ailleurs partout sur la planète, la menace d’une «  catastrophe   » existe. Le développement des villes et de l’industrie, tel qu’effectué par le capitalisme depuis des décennies, ne laisse personne à l’abri des nuisances de ce monde...
«  Le développement durable, c’est apprendre à vivre en zone Seveso.   »
agenda 21 de la ville de Feyzin [1], cité dans l’agenda 21 du Grand Alès
Avant 1986, pour les nucléocrates, la possibilité d’explosion d’un réacteur nucléaire était une élucubration des opposants au développement des centrales. Après Tchernobyl, le risque est pris en considération et devient outil de gestion et d’acceptation grâce à la collaboration de nombreuses officines d’expertise dont certaines sont issues de l’opposition écologiste au nucléaire. La transparence, le contrôle des rejets polluants, le recyclage des déchets, l’administration des accidents, le management des sinistrés... deviennent de nouveaux pans du développement économique. Chaque nouvelle catastrophe, industrielle ou naturelle, sert de prétexte à expérimenter de nouvelles règles de sécurité. Ainsi, la région de Seveso, où l’explosion en 1976 d’une usine chimique a empoisonné des centaines de personnes en propageant un nuage de dioxine, donne son nom à une directive européenne sensée recenser et contrôler, pour mieux les faire accepter, les sites industriels présentant des «  risques d’accident majeur   ».
Au milieu des années 80, le sociologue allemand Ulrich Beck théorise le passage de la société industrielle à la société du risque. L’ensemble de la population doit se serrer les coudes contre les menaces industrielles, écologiques, naturelles voire terroristes. En un tour de passe-passe, il s’agit de nier les antagonismes de classe pour fédérer tout le monde autour d’un «  nous   » rassembleur et culpabilisateur puisque «  nous   » serions responsables du chaos à venir et qu’il «  nous   » faudrait donc revoir «  nos modes de vie   ». Tout individu doit prendre conscience de la menace qui pèse sur la société afin de se soumettre aux injonctions des experts et contre-experts au nom du principe de précaution, règle universelle préalable à l’instauration d’un développement durable devenu «  la seule issue possible   ». Grâce à de nombreuses institutions à son service, qu’elles soient ou non gouvernementales, l’État démocratique orchestre une peur insidieuse rythmée par les médiatiques scandales sanitaires, environnementaux ou industriels... Il se présente comme le seul rempart face à la menace et s’assure ainsi la docilité des «  administrés   ». Le risque, quel qu’en soit la cause, est un outil de contrôle des populations permettant d’assoir une autorité légitime car démocratique et protectrice. Les gouvernants n’ont jamais renoncé à inspirer la crainte pour obtenir l’obéissance des gouvernés, en faisant planer notamment la menace de la catastrophe, mais la démocratie l’obtient par consentement, à l’inverse de la dictature.
Beaucoup font de la gestion et de la prévention du risque une carrière lucrative. La formation et la recherche scientifique, alliant les sciences sociales aux avancées technologiques diverses, sont largement financées. Nombre d’entreprises développent des services dans ce domaine pendant que des postes de consultants ou de risk managers sont créés un peu partout. Les syndicalistes sont associés à la gestion du risque dans toute entreprise où le risque d’accident dà » au «  facteur humain   » doit être pris en considération. A Feyzin (comme sans doute ailleurs), la démocratie participative associe les riverains à la prévention de la menace d’explosion pétrochimique qui pèse sur leur existence. Les exercices de simulation effectués à plus ou moins grande échelle n’ont de cesse de rappeler l’imminence de la catastrophe et la nécessité pour tout un chacun de rester tranquillement à sa place en écoutant les ordres. L’État bénéficie ainsi du concours de nombre d’exécutants volontaires pour faire régner la soumission à son autorité et s’assurer que personne ne puisse remettre en cause la bonne marche du capitalisme.
Si l’habituation à la menace est le pilier principal de la gestion du risque en ce qu’elle instille l’adhésion de tous au système politique et économique, la prévention n’est néanmoins pas le seul domaine de cette doctrine. En cas d’accident industriel majeur comme de catastrophe naturelle (ou même d’attentat  ?), États et industries se doivent aussi de réagir pour entretenir leur image de garants de la sécurité et restaurer l’ordre.
Si, par exemple, les mesure préconisées en cas d’accident nucléaire peuvent faire sourire par leur caractère dérisoire (telle la distribution de pastilles d’iode comme vaccins aux irradiations, la douche obligatoire où l’injonction de rester confiné chez soi en écoutant France Info), il ne faut pas perdre de vue que l’objectif reste celui de soumission aux représentants du pouvoir, qu’ils soient militaires, médecins ou journalistes. En cas d’accident nucléaire, il est ainsi interdit aux parents d’aller chercher leurs enfants à l’école puisque ceux-ci seront pris en charges par l’institution...
Sans même revenir sur l’explosion de l’usine de pesticides de Bhopal (Inde - 1984), ses milliers de morts  [2] et la fumisterie qui a permis aux responsables patronaux de l’entreprise Union Carbide (devenue entretemps Dow Chemicals) de s’en sortir, ni même sur le négationnisme des différentes instances internationales concernant les irradiés «  faibles doses   » de Tchernobyl, nombre d’exemples montrent le traitement accordé aux populations démunies lors des catastrophes en tout genre.
En 2001, suite à l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, les sinistrés des quartiers pauvres ont pour beaucoup passé l’hiver dans des logements ravagés alors que la ville s’empressait de restaurer le plus rapidement possible les rues commerçantes touchées. La contestation, très vite fagocitée par les organisations associatives et syndicales, s’est contentée de réclamer la tenue d’un procès qui n’a été qu’une mascarade médiatique, comme à l’accoutumée.
Lors des inondations survenues à la Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina en 2005, les populations ont été la cible de la police, de l’armée et des mercenaires (notamment ceux de la société militaire privée américaine «  Blackwater worldwide   », de retour d’Irak   [3] ou de l’israélienne «  Tir Instinctif International   » (sic)...) chargés de tirer sur tout fauteur de trouble potentiel, c’est à dire sur ceux qui s’organisaient pour tenter de fuir le désastre ou pour chercher de quoi manger en se servant dans les magasins. La catastrophe a été l’occasion rêvée de se débarrasser des quartiers populaires pour achever la transformation de la ville en musée du jazz.  [4]
A L’Aquila, ville des Abruzzes (Italie) ravagée par un séisme en avril 2009, les populations ont été parquées pendant six mois dans des campements avec interdiction d’accéder au centre-ville, maintenu sous surveillance militaire notamment en vue de la tenue du sommet du G8 (début juillet). Loin d’être achevée et alors que les gravats encombrent toujours les rues, la reconstruction de la ville a toutefois permis de juteux bénéfices, aux entreprises du BTP en particulier (l’aéro-club local a été transformé en aéroport international quelques mois à peine après la catastrophe). Les habitants tentent d’empêcher l’État de profiter de la catastrophe pour procéder à des privatisations et à des expropriations massives. La population de L’Aquila craint que la construction d’habitations « temporaires  » en périphérie de la ville ne permette à l’État et aux grandes entreprises d’exploiter pour leur compte les quartiers convoités du centre. L’une des raisons de sa colère est de constater que rien n’est fait pour étayer les bâtiments écroulés du centre (hormis les églises et les édifices culturels), ce qui laisse suggérer que les dirigeants ont déjà décidé que les habitants ne réinvestiraient pas leurs anciens quartiers. En décembre 2010, certains ont participé aux manifestations et affrontements qui ont eu lieu à Rome contre le vote de confiance au gouvernement Berlusconi.
La conférence pour la reconstruction d’Haïti réunissant représentants du FMI et des Nations Unies, ministres, banquiers et ONG, qui s’est déroulée à Montréal en février 2010, est symbolique du sort que l’on réserve aux populations sinistrées  : il s’agit de signer des plans d’investissements (dans le tourisme notamment), d’assurer le contrôle du pays par les forces militaires (ONU et mercenaires) et de faire en sorte de profiter d’une main d’œuvre dont le coà »t, comparable à celle de la Chine, est avantageux (c’est ce que l’on lit dans un rapport de l’ONU écrit par le professeur Collier).  [5]
En mars 2010 après le tremblement de terre et le tsunami au Chili, 14 000 soldats ont été déployés contre les «  pillards   ». Au moins 300 personnes auraient été arrêtées.
L’incendie qui a ravagé 700 000 hectares de forêts aux portes de Moscou durant l’été 2010 est également révélateur. Un site nucléaire d’importance a manqué de peu d’être ravagé, par contre, des forêts contaminées par Tchernobyl ont bel et bien brulé en dispersant du césium 137 en plus du monoxyde de carbone. Dans les hôpitaux, les médecins avaient ordre de ne pas enregistrer les véritables causes des décès survenus à cause de la fumée. Les pays occidentaux ont rapatrié leurs diplomates, les bourgeois ont quitté la ville... Les pauvres, eux, n’ayant pas les moyens de partir, n’avaient qu’à souffrir en silence et obéir aux injonctions  : «  rester chez soi, prendre des douches et ne pas fumer   ».
La gestion de la catastrophe, associant militaires et humanitaires dans un même élan, n’a de but que le maintien de l’ordre et le retour le plus rapide possible à la normale. Il s’agit de faire en sorte de minimiser les pertes économiques, voire d’engendrer des profits, et non de minimiser les pertes humaines. Si, dans de telles périodes, nombreux sont ceux qui prennent conscience de la nécessité de ne pas se soumettre à l’autorité, l’État en prend acte et n’hésite pas à employer tous les moyens nécessaires à ses fins.
Si, pour les classes dominantes, le risque n’est bien souvent qu’une éventualité, un évènement à venir, ceux «  d’en bas   » sont en prise avec des réalités. Il s’agit de survivre quotidiennement aux conditions d’existence précaires qui nous sont imposées et d’affronter les risques effectifs qui en découlent, pas de «  gérer   » des risques hypothétiques. D’ailleurs, la maîtrise du risque est toujours l’apanage des nantis. Les entrepreneurs et les décideurs politiques peuvent continuer à prendre des risques (ce qui est glorifié sous le terme de «  culture du risque   »), ce n’est de toutes façons pas eux qui sont en première ligne pour en subir les conséquences néfastes...
Le projet alésien s’inscrit de plein pied dans cette logique de contrôle. Contrairement à ce que l’on présente, il ne s’agit aucunement de protéger l’environnement et les populations mais bien de faire fonctionner et de défendre l’hégémonie du système économique en place. Avec leurs maquettes et leurs logiciels, en prévoyant et en cherchant à solutionner la moindre faille de l’ordre établi, ce que les blouses blanches de l’ISR prépareront dans leur réalité virtuelle, c’est notre soumission durable au monde industriel et à ses défenseurs. Gageons de ne pas attendre sagement une nouvelle catastrophe pour que l’explosion de colère puisse retentir et mettre en péril leurs prévisions...
A lire  :
- «  La société du risque, une peur qui rassure  ?   », texte de Jean-Pierre Garnier, paru dans Réfractions n°19, 2007.
- Putain d’usine et Après la catastrophe, de Jean Pierre Levaray, sur le quotidien et les réflexions d’un travailleur d’usine Sévéso avant et après l’explosion d’AZF.
- Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable de Jaime Semprun et René Riesel, éditions Encyclopédie des Nuisances.
- Le Crime de Tchernobyl, Wladimir Tchertkoff, éditions Actes Sud.
- Contribution à la critique du catastrophisme, André Dréan, 2005.
- Histoire lacunaire de l’opposition à l’énergie nucléaire en France, Association contre le nucléaire et son monde, éditions de la lenteur, 2007.
A voir  :
- Le Sacrifice, Wladimir Tchertkoff et Emanuela Andreoli, 2003.
- Controverses nucléaires, Wladimir Tchertkoff, 2004.
-  Atomic Cafe, J.Loader, K. et P. Rafferty, 1983.
- Ceci est une simulation, Groupe Louise Becquerel.
Extrait du Bulletin de contre-info en cévennes n°11
[1] Feyzin est une commune de l’agglomération lyonnaise où prospère l’industrie pétrochimique depuis l’après-guerre. Le 4 janvier 1966, une explosion suivie d’un incendie à la raffinerie provoqua 18 morts et l’évacuation d’un quartier populaire avoisinant qui fà »t fortement endommagé.
[2] 3500 personnes sont décédées selon les chiffres officiels, entre 20 000 et 25 000 selon les associations de victimes – Pour en savoir plus  : Il était minuit moins cinq à Bhopal de Dominique Lapierre et Javier Moro.
[3] Blackwater a changé de nom en 2009 pour devenir Xe – prononcer «  zi   » –. Elle a signé en 2010 un contrat avec la CIA pour intervenir en Afghanistan.
[4] Lire à ce sujet le recueil de textes «  Autour de la catastrophe Katrina à la Nouvelle-Orléans. De sa gestion par l’État et de l’organisation autonome et collective pour la survie   » sur http://infokiosques.net/spip.php ?article444
[5] Lire à ce sujet «  Reconstruire Haïti pour ses salaires de misère   » sur http://dndf.org/ ?p=6428, «  Avant et après le séisme  : Comment ils ont ruiné Haïti  sur http://dndf.org/ ?p=6267  » et «  Haïti  : les mercenaires flairent un marché juteux   » sur http://dndf.org/ ?p=6338