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Bannir la politique de nos luttes

jeudi 23 septembre 2010

« Tu veux détruire l’Etat, mais qu’est-ce que tu veux mettre àla place ?  »
Une collègue d’infortune.

Beaucoup de gens n’aiment pas l’Etat. Beaucoup le trouvent malgré tout indispensable. Presque personne n’aime les flics, ni les fonctionnaires, mais l’opinion n’imagine pas un monde dépourvu de flics et d’administrateurs.

Bien trop souvent, lorsque nous discutons de luttes et d’idées autour de nous, nous provoquons une attente malsaine : l’attente d’une Solution aux problèmes posés par l’organisation sociale actuelle.
La « délinquance  », la « sécurité  », l’approvisionnement, les infrastructures, la production, les transports, l’énergie, tous ces domaines crées par la civilisation et soigneusement séparés par elle, exigent autant de spécialistes et d’experts possédant la science de la gestion.

Bon gré, mal gré, tout ce que le capitalisme, l’industrie, la technologie ont produit est làsous nos yeux, formant le cadre limitant nos existences. Et que cela nous plaise ou non, les gestionnaires de ce monde n’ont plus àjustifier l’existence de chacune de ces productions , qu’il s’agisse des centrales nucléaires, des usines d’armement, du réseau ferré, de chaque grillage et de chaque barrière, de chaque prison, de chaque aéroport.

La passivité et le silence, certes relatifs car nuancés par de multiples résistances, ont donné aux défenseurs de la société une assurance supplémentaire, et les ont dispensés d’avoir àfournir trop de profondes explications par rapport à« l’utilité sociale  » des structures de la domination et des nuisances qu’elles entrainent directement.
La broyeuse capitaliste, de pair avec l’Etat, a trouvé àchaque époque de son développement autant de bras qu’il lui fallait pour mettre en marche la locomotive du Progrès, assez de force pour balayer les oppositions les plus déterminées, et assez d’astuce pour intégrer les contestations les plus partielles.
Chaque résistance vaincue débouche sur un « petit matin  » du fait accompli : nous n’avons pas réussi (ou pas voulu) àempêcher la production de telle ou telle nuisance, alors la nuisance en question est là, et il faudrait maintenant faire avec elle, la gérer.

C’est sur ce terrain qu’acceptent de se placer (consciemment ou non) les personnes qui placent leur combat dans une optique politique, et pour lesquelles la devise « Tout est politique  » signifie que nous devrions nous aussi faire de la politique, avec l’idée sous-jacente qu’il suffirait de dépouiller la politique des spécialistes qui l’ont accaparée (les politiciens) pour en faire un possible tremplin pour l’émancipation humaine.
Clamant àtort et àtravers le mot d’ordre auto-gestionnaire, àla fois comme remède miracle àtous nos problèmes, et comme principal horizon d’une lutte dite libertaire, il ne peut plus être question de critiquer profondément ce qui nous empêche de vivre libres, dans la perspective de s’en débarrasser, mais de discuter de la façon de rendre les nuisances actuelles moins nuisibles. En prônant ici le contrôle ouvrier, ou par la base, làla socialisation des moyens de productions, ou encore l’auto-salariat, le tout àcoup de références acritiques au mouvement argentin de l’hiver 2001, entre autres exemples faisant autorité.

Aussi, les promoteurs d’une « autre politique  », un peu rafraîchie, débarrassée de la corruption, des « politicards  » et, pourquoi pas, de la hiérarchie, défendent la possibilité d’inverser le sens de la politique, d’en subvertir l’essence et la fonction ; la politique, domaine par excellence de la séparation entre les experts ès-gestion et les profanes (spécialistes quand àeux de la délégation), devrait se transformer en un espace où chacun pourrait et devrait vendre SA façon (forcément alternative) d’aborder les problèmes et de les gérer. En proclamant l’instauration de la démocratie directe, le rôle du citoyen se trouverait poussé àson extrémité : vulgaire baudruche symbolique dans la « fausse démocratie représentative  », ce dernier pourrait àprésent prendre sa vraie dimension, et accomplir véritablement son devoir, agir sur le terrain politique, participer directement et pleinement àla gestion de la cité, c’est-à-dire àla gestion des masses.

Apologie d’une sortie sans heurts notables du capitalisme et de l’Etat, la lutte auto-gestionnaire ne veut rien entendre d’une destruction comme passion créative, ni de la possibilité pour les exploités de briser totalement leurs chaînes. Bien au contraire, elle tend àmettre l’accent sur la réappropriation comme méthode de lutte. Ainsi les préposés àl’auto-gestion de l’existant se font-ils un plaisir de donner de brillantes réponses àla sempiternelle question politique, àsavoir : par quoi allons-nous remplacer l’Etat ? Sous-entendu, par quelles structures politiques formelles. A cette question, il est aisé d’aligner nombre de mots-clés déjàusés jusqu’àla moelle tels la Révolution espagnole de 36, les Conseils Economiques Régionaux, le Fédéralisme, les mandats-impératifs-et-révocables-à-tout-moment, voir même les Conseils Ouvriers pour les plus nostalgiques.

Le problème n’est donc plus vraiment la société en tant que totalité àfoutre en l’air, l’existant et la cohorte d’horreurs qu’elle contient, mais la façon (capitaliste et étatique pour le dire vite) de le gérer. Une fois accepté ce cadre politique, la seule discussion possible concernant la transformation du monde adopte la posture commune aux techniciens, c’est-à-dire l’idéologie rationaliste de l’efficacité. Un cadre qui, cela va sans dire, ne laisse pas vraiment de place, voir aucune, àtoute volonté de rupture radicale avec l’oppression et ses causes : les rapports sociaux de domination et les structures tant physiques qu’idéologiques qui les préservent et les reproduisent.
Plus encore, comme les curés de la « politique sans Etat  » ont tendance àcroire que ‘tout est ànous’, ceux qui voudraient détruire le vieux monde àla racine se verraient affublés de la même étiquette qu’ils portent déjàdans le système actuel, celle de délinquants, de provocateurs, ou au mieux d’aventuristes qui n’ont rien compris àla science du processus révolutionnaire. En bref, d’éléments à(ré-)éduquer, àréprimer, des malfaiteurs et de sales individualistes, des ennemis du peuple.

A vouloir prévoir dans les moindres détails le fonctionnement de la société libertaire, plutôt que de réfléchir aux moyens susceptibles de hâter la ruine de tout ce qui nous rend esclaves, on se place dores et déjàdans la position de spécialistes de rechange, d’experts prêts àl’emploi pour remplacer les anciens qui ont perdu la confiance des masses, et qu’on le veuille ou non, de réformateur radical.

« Qu’est-ce que vous, Alternative Machin-chose, prévoyez de faire par rapport au nucléaire ?  »

« Vous, la Confédération Nationale Bidule, vous avez bien un programme pour organiser le travail et la production, non ?  »

« Quand àvous, Fédération Trucmuche, que proposez-vous pour endiguer la hausse du chômage et la casse du service public ?  »

Peut-être ces questions sont-elles posées en ces termes, et peut-être ces organisations politiques acceptent d’y répondre parce qu’elles sont précisément politiques, et parce que la politique, historiquement et intrinsèquement, a toujours été, est encore et sera toujours l’art de la gestion des foules, qu’on veuille les égaliser ou les organiser hiérarchiquement ; l’art de la direction de la cité (polis en grec), qui tant qu’elle n’aura pas été détruite, engendrera les mêmes problèmes, nécessairement liés àce type d’organisation sociale massive : dépersonnalisation, sacrifice de l’individu pour la communauté, déresponsabilisation, séparation, délégation, contrôle, répression. En un mot : Pouvoir.

D’où ce rapport très spécial que les amants de la politique entretiennent avec les masses, un rapport toujours séparé, qui pose comme préalables àtoute offensive non seulement la persuasion, mais aussi un certain populisme mêlé àl’impératif quantitatif, donc àl’obsession quasi-totalitaire de l’Unité. Des préalables qui ne sont mêmes plus de simples prétextes àl’attentisme, mais bien l’image réelle de ce qu’est le fléau politique : la transformation des individus en travailleurs et citoyens, les relations humaines en problèmes techniques, la vie en calculs stratégiques, la rage et les sentiments en patience et en perpétuel refoulement. Un fléau qui fait du programme d’aujourd’hui la norme de demain.

Pour ceux qui désirent en finir avec cette société autoritaire et ne lui laisser aucune chance de refleurir sur ses cendres encore tièdes, il ne peut être question de réfléchir àune « autre éducation  », ou sur « ce que l’on fera des déviants  », ou encore sur les modalités d’une autogestion de Rungis.
Pour le dire autrement, nous n’entendons pas seulement en finir avec l’Etat, mais avec le contrôle en général, avec la politique.

[Extrait de Guerre au Paradis N°1, journal anarchiste, téléchargeable ici.]