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Eloge de Ravachol

Par Paul Adam (1892)

jeudi 27 avril 2017

En ce temps les miracles et les saints semblaient vouloir disparaître. On croyait facilement que les âmes contemporaines manquaient de l’esprit de sacrifice. Les martyrs du siècle furent surtout d’obscurs citoyens hallucinés par le tintamarre des mots politiques, puis mitraillés impitoyablement en 1830, en 1848, en 1871 au bénéfice de certaines situations parlementaires que se préparaient ainsi des avocats violents et sournois ; et il y aurait même de l’imprudence àprétendre que nul voeu d’intérêt individuel n’engagea ces combattants malheureux àrechercher, eux-mêmes, les armes àla main, un profit électoral.

Les parades des Deux Chambres avec leurs scandales quotidiens, leurs syndicats de fabricants de sucre, de bouilleurs de cru, de vendeurs de bière, de faiseurs de vin, de courtiers en céréales et d’éleveurs de bestiaux nous révélèrent, àmaintes reprises, les mobiles du suffrage universel. Il y eut Méline et Morelli, le sénateur Le Guay... Aussi toutes ces batailles de la chaussée parisienne, toutes les histoires de la rue Transnonain ou de Satory finiront-elles par nous paraître de simples querelles de marchands âpres àla concurrence.
Nos âmes sans complexité se fussent probablement déplues àsuivre encore les jeux brusques de ces marionnettes ; et la politique eà»t été mise hors de notre préoccupation, si la légende du sacrifice, du don de la vie pour le bonheur humain n’eà»t subitement réapparu dans l’Époque avec le martyre de Ravachol.
Quelles qu’aient pu être les invectives delàpresse bourgeoise et la ténacité des magistrats àflétrir l’acte de la Victime, ils n’ont pas réussi ànous persuader de son mensonge. Après tant de débats judiciaires, de chroniques, et d’appels au meurtre légal, Ravachol reste bien le propagateur de la grande idée des religions anciennes qui préconisèrent la recherche de la mort individuelle pour le Bien du monde ; l’abnégation de soi, de sa vie et de sa renommée pour l’exaltation des pauvres, des humbles. Il est définitivement le Rénovateur du Sacrifice Essentiel.
Avoir affirmé le droit àl’existence au risque de se laisser honnir par le troupeau des esclaves civiques et d’encourir l’ignominie de l’échafaud, avoir conçu comme une technique la suppression des inutiles afin de soutenir une idée de libération, avoir eu cette audace de concevoir, et ce dévouement d’accomplir, n’est-ce pas suffisant pour mériter le titre de Rédempteur ?
De tous les actes de Ravachol, il en est un plus symbolique peut-être de lui-même. En ouvrant la sépulture de cette vieille et en allant chercher àtâtons sur les mains gluantes du cadavre le bijou capable d’épargner la faim, pour des mois, àune famille de misérables, il démontra la honte d’une société qui pare somptueusement ses charognes alors que, pour une année seule, 91,000 individus meurent d’inanition entre les frontières du riche pays de France, sans que nul y pense, hormis lui et nous.
Par cela même que sa tentative fut inutile, et que le cadavre se trouva dénué de parures, la signification de l’acte devient plus importante encore. Elle se dépouille de tout profit réel ; elle prend l’allure abstraite d’une idée logique et déductive De cette affirmation que rien ne doit être àqui n’a de besoin immédiat, il se prouve qu’àtout besoin une satisfaction doit répondre. C’est la formule même du Christ : A chacun selon les besoins, si merveilleusement traduite dans la parabole du père de famille qui paye au même prix les ouvriers entrés dans sa vigne àl’aube, ceux venus àmidi et ceux embauchés au soir. Le travail ne mérite point salaire ; mais le besoin réclame satiété. Vous ne devez point donner dans l’espoir d’une reconnaissance rémunératrice, ou d’un travail àvous utile, mais par unique amour du semblable, pour assouvir votre faim d’altruisme, votre soif du Bien et du Beau, votre passion de l’harmonie et du bonheur universel.
Si l’on reproche àRavachol le meurtre de l’ermite, n’a-t-il pas, chaque jour, un argument àrecueillir parmi les divers faits de la gazette ? Est-il, en effet, plus coupable en cela que la société, elle qui laisse périr dans la solitude des mansardes des êtres aussi utilisables que l’élève des Beaux-Arts naguère trouvé mort àParis, faute de pain. La société tue plus que les assassins : et quand l’homme acculé aux suprêmes misères arme son désespoir et frappe pour ne pas succomber, n’est-il pas le légitime défenseur d’une vie dont le chargèrent, en un instant de plaisir, des parents insoucieux ? Tant qu’il existera au monde des hommes pour lentement souffrir de la faim jusqu’àl’exténuation dernière, le volet l’assassinat demeureront naturels. Nulle justice ne pourra logiquement s’opposer et punir àmoins qu’elle se déclare loyalement et sans autre raison la Force écrasant la Faiblesse. Mais si une nouvelle force se lève devant la sienne elle ne doit point flétrir l’adversaire. Il lui faut accepter le duel et ménager l’ennemi afin qu’aux jours de sa propre défaite, elle trouve dans la Nouvelle Force de la clémence.
Ravachol fut le champion de cette Force Nouvelle. Le premier il exposa la théorie de ses actes et la logique de ses crimes ; et il n’est pas de déclamation publique capable de le convaincre d’errements ou de faute. Son acte est bien la conséquence de ses idées, et ses idées naissent de l’état de barbarie où végète l’humanité lamentable.
Autour de lui Ravachol a vu la Douleur, et il a exalté la Douleur des autres en offrant la sienne en holocauste. Sa charité, son désintéressement incontestables, la vigueur de ses actes, son courage devant l’irrémédiable mort le haussent jusque les splendeurs de la légende. En ce temps de cynisme et d’ironie, un Saint nous est né.
Son sang sera l’exemple où s’abreuveront de nouveaux courages et de nouveaux martyrs. La grande idée de l’Altruisme universel fleurira dans la flaque rouge au pied de la guillotine.
Une mort féconde s’est accomplie. Un événement de l’histoire humaine s’est marqué aux annales des peuples. Le meurtre légal de Ravachol ouvre une Ère.
Et vous artistes qui d’un pinceau disert contez sur la toile vos rêves mystiques, voilàoffert le grand sujet de l’œuvre. Si vous avez compris votre époque, si vous avez reconnu et baisé le seuil de l’Avenir, il vous appartient de tracer en un pieux triptyque la vie du Saint, et son trépas. Car un temps sera où dans les temples de la Fraternité Réelle, on emboîtera votre vitrail àla place la plus belle, afin que la lumière du soleil passant dans l’auréole du martyr, éclaire la reconnaissance des hommes libres d’égoïsme sur la planète libre de propriété.

[/ Paul Adam. /]

[Entretiens Politiques et littéraires, 3e année vol. V, N° 28, Juillet 1892, repris dans Critique des Mœurs, Ollendorff, 1897.]