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Feuilles Antarctiques n°6 - Spécial société assurancielle

dimanche 6 septembre 2020

Cette semaine, pour la dernière des Feuilles de cette série, il s’agit de creuser la question du paradigme assuranciel qui s’installe comme modalité de gestion la plus efficace, et devient la boussole des dispositifs de contrôle et de répression, mais aussi du système de « l’assurance chômage  » (qui assure l’Etat et plus du tout les travailleurs risquant de perdre leur salaire), et qu’on a vu àl’œuvre de manière évidente dans la gestion du soin pendant la crise sanitaire. Pour retrouver le pdf qui rassemble tous les textes que l’on propose àla lecture ainsi qu’une introduction, écrite spécialement pour expliquer dans quel perspective nous souhaitons aborder cette question, cliquez sur l’image suivante :

Pour cette sixième Feuille Antarctique, nous avons réuni un certain nombre de pistes pour réfléchir àl’« Â hypothèse assurancielle  », àlaquelle nous avons déjàconsacré quelques discussions et projections par le passé. Il ne s’agit pas de donner le coup d’épée final aux systèmes assuranciels inventés pour que les salaires garantissent un minimum de chômage àceux qui ne travaillent plus. L’assurance chômage, en tant que protection des travailleurs entre eux, est bel et bien morte, et c’est un nouveau paradigme que nous essayons de critiquer ici, un paradigme où ce qui cherche às’assurer, c’est le capital et les Etats eux-mêmes, gérant nos vies, nos désirs et nos difficultés comme ils gèrent les aléas climatiques ou géopolitiques. Nous voudrions donc par làdésigner une certaine tendance des sociétés gestionnaires àdévelopper de plus en plus de moyens intellectuels et pratiques visant àfonder leurs décisions sur des prédictions, des anticipations, dans le but d’optimiser le profit et de minimiser les pertes, appliquées àde plus en plus de domaines en s’imposant de plus en plus dans nos vies. En effet, depuis l’avènement des sciences informatiques appliquées àla gestion de données (big data, IA, etc.), une certaine tendance qui préexistait déjàdans la gestion capitaliste et étatique des existences humaines va s’accentuant : il s’agit d’optimiser les usages de la « Â matière première  » dont disposent les sociétés, et plus spécifiquement ce capital essentiel que représente la vie humaine, et donc de la connaître àfond, d’en scruter les moindres aspects pour adapter sa rentabilisation au plus près de sa réalité concrète. D’où l’importance prise par l’informatique, qui permet d’accumuler des données et de les traiter àun tout autre niveau. Alors, il s’agit bien sà»r d’un projet dystopique, et àcette accumulation de données ne correspond aucun dispositif sans faille de traitement qui nous ôterait tout possibilité de révolte. Ce nouveau « Â savoir  » reposant essentiellement sur les probabilités et sur la modélisation d’immenses suites d’événements possibles (avec tout ce que cela implique comme vision de la vie, étant donné que ceux qui se chargent de modéliser la vie humaine sont aussi ceux qui prétendent l’organiser, la gérer, la rationaliser) offre évidemment de tous nouveaux terrains aux diverses fonctions répressives de l’État ; et nos chers « Â décideurs  » ne s’y trompent point, qui se lèchent les babines en attendant de faire passer ces immenses machines de savoir-pouvoir sous leur houlette.
Mais il n’y a pas que les hommes gris de la bureaucratie qui frétillent sur leurs sièges en acier chromé. Globalement, tout ce que notre monde peut produire en espèces sordides se retrouve au grand banquet de la société assurancielle, pour des réjouissances apparemment sans fin : les grandes entreprises, les instituts de sondage, les chercheurs en sciences sociales, les « Â intellectuels  » (philosophes, éditorialistes, et tant d’autres), et les compagnies d’assurance évidemment, dont les raisonnements deviennent la matrice des algorithmes de gestion de l’ensemble de la société et caetera [1]. La solution proposée àchacun est de s’adapter àcette nouvelle normalité pour se brancher sans accroc àl’ensemble, et tout ce petit monde s’accorde pour penser que l’homme est un agent rationnel dont le but ultime est de se faire fructifier comme un capital, en cherchant avant toute autre considération àsécuriser son présent et son avenir. François Ewald, qu’on croisera àplusieurs reprises dans ces pages et dont le parcours est àce titre fort significatif (voir note 1), développe même toute une anthropologie autour de la nature humaine qui se retrouve assimilée àla raison prédictive. La société assurantielle pense tout prévoir àpartir d’une pensée du risque, des probabilités, et de la prédiction. A ce titre, tout en étant hyper rationalisée par des algorithmes divers, elle revient àune conception finalement très religieuse, puisque la causalité n’a plus d’importance et qu’il s’agit de se donner les moyens de prédire l’avenir tout se prémunissant des aléas inévitables du hasard. En effet, elle prévient jusqu’au risque de la non connaissance du risque : c’est de la faute de l’agent si il ne se rentabilise pas, puisque ne pas rentabiliser un capital, c’est nuire àla société.

Mais cette tendance ૠ l’assurancialisation  » de la société n’est pas seulement cette philosophie qui cloue tout changement àun avenir sécurisé, c’est aussi une réalité pratique, concrète, en train de se construire sous nos yeux et de nous attraper dans ses rouages : depuis l’utilisation, par exemple, de l’algorithme de localisation Google par la police américaine (témoin l’histoire de ce monsieur qui eà»t le malheur de passer en vélo près d’une maison cambriolée au même moment, et via sa localisation, le voilàqui termine dans le dossier de l’enquête àtitre de suspect) jusqu’àla rentabilisation des « Â fragilités  » de certains chômeurs grâce àdes nouvelles dispositions contractuelles (parce qu’il y a de la place pour tout le monde dans le monde merveilleux du salariat), en passant par l’obligation légale d’installer un dispositif anti-oubli des bébés en Italie (c’est vrai que le problème est moins d’oublier un bébé que de ne pas installer un dispositif pour s’en prémunir, au cas où, on ne sait jamais). Les logiques assurancielles imposent ainsi des standards de contrôle de soi et des autres, et tendent àlaisser les individus les plus seuls possibles face aux institutions en individualisant les calculs de risque, les informations, et par conséquent les obligations et les peines.

Et puis évidemment, l’épidémie du COVID, le confinement et les états d’urgence sanitaires font sauter des verrous chez les gestionnaires et leurs adorateurs, qui s’en donnent àcÅ“ur joie depuis ces quatre derniers mois : du côté de la justice, passage en douce (par décret) du dispositif DataJust, un logiciel d’algorithmisation de l’attribution des peines (c’est vrai qu’entre un magistrat et un logiciel, le logiciel assure bien mieux la sacro-sainte impartialité de la justice), du côté gouvernement, on commence àse dire, en voyant la débâcle de l’économie, qu’il vaudrait mieux habituer la population àune surmortalité liée au COVID plutôt que de reconfiner (avis n°7 du conseil scientifique) ; et dans ce joyeux climat où les pires infamies volent dans tous les sens comme les confettis de la piñata qu’on a enfin pu crever (la piñata, c’est la réticence du « Â citoyen  » àse voir privé de ses « Â libertés  » en temps « Â normal  »), évidemment, le chÅ“ur des « Â intellectuels  », toujours prêt às’extasier du moindre geste de proto-Etat ou de proto-IA, se répand en ravissements et postures héroïques qui ont de quoi faire froid dans le dos (on a joint àcette feuille deux exemples particulièrement repoussants de cette étrange pratique qui consiste àaccepter l’ordre du monde tout en se désolant de certaines de ses conséquences : le premier, « Â Extension du domaine du tri  », le second, « Â Si l’existence m’était comptée  »). La pandémie a mis ànu certains de ces mécanismes, et le pragmatisme qui y est associé ne s’embarrasse même plus de mensonge éthique : le tri des vies, c’est comme ça ma bonne dame... et déjàque l’austérité sévit, si on se mettait en plus en croisade de soigner des malades probablement ou certainement improductifs (les vieux et les fous par exemple), le monde irait àsa perte. Et c’est ainsi que pour le plus grand intérêt de tous, le samu a cessé de se déplacer dans les Ehpad, décision rapide, peu coà»teuse et finalement fort rentable.

Seulement, la vie est plus compliquée que le fantasme d’un socio-biologiste, et tout ce qui vit déborde toujours les petites cases bien pensées de la gestion. C’est pourquoi nous avons joint àcette Feuille la présentation d’une discussion aux Fleurs Arctiques sur la gestion et les perspectives pour se donner les moyens de l’attaquer ; ainsi que la présentation du cycle du ciné-club sur les kaijus, parce qu’après toutes ces vomissures grisâtres àla sauce assurance, on aurait bien envie de voir Godzilla fondre sur une métropole.

[Introduction du n°6 des Feuilles Antarctiques.]


[1Avec pour maître de cérémonie F. Ewald, « Â philosophe  » passé du maoïsme soixante-huitard et du cercle de Foucault jusqu’au MEDEF et au conseil aux assurances, le tout en justifiant cet apparent grand écart par sa pensée de la société assurancielle, qu’il appelle de ses vÅ“ux ; la crudité et le cynisme de l’éloge ayant le mérite de faire réfléchir ceux qui cherchent encore la vie, l’amour et la poésie, nous donnons de ce charmant monsieur deux extraits, augmentés d’une introduction rédigée par nos soins.