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Fractures d’une vie (extrait)

Par Charlie Bauer

mercredi 5 janvier 2022

Ayant interrompu des études qui n’étaient plus àla mesure de ma disponibilité, j’étais accessoirement docker et communiste, docker et activiste, marginal de toutes les tendances reconnues et « soldat  » de causes aujourd’hui absoutes ou reniées. L’opportunité aidant, j’ai eu àtravailler comme manutentionnaire dans un dépôt d’explosifs. D’explosifs civils, mais que la nécessité eut tôt fait de rendre militaires. Et je volais donc tout naturellement des pains d’explosifs, des boîtes de détonateurs, des rouleaux de cordon-mèche, en passant vite au vol de caisses entières. Sur les quais nous pratiquions la fauche, la « défauche  », quand ce n’était pas le détournement des containers en partance pour l’Algérie. Ceux qui partaient, aussi bien que ceux qui arrivaient, étaient le plus souvent pillés, les bordereaux de destination arrachés ou barbouillés de goudron, le bombage n’était pas encore en pratique. Des combats nous opposèrent souvent aux flics, mais lorsque deux individus ou deux groupes s’affrontent, armés de leur bon droit, que reste-t-il àl’indulgence, àla tolérance, pour les arbitrer ? La violence des coups est alors seule conseillère. Le port et les collines de Marseille sont témoins de ces certitudes perpétrées sur les docks, dans les quartiers, la rue.
Perdre sa vie àvouloir la gagner était pour nous une erreur consacrée aux gains d’une existence au rabais. Notre marginalisation se confirmait bien vite. La pratique seule nous importait. Nous ne concevions de critique que par les faits. Nos actions bousculaient sérieusement ce qu’exprimait la délinquance classique. Pour nous, dont l’enfance avait subi le dénuement des années de restriction après guerre et dont l’adolescence ne s’était guère épanouie dans l’abondance, se vêtir ne pouvait que s’associer au vol. Que cela puisse être condamnable ne nous importait pas davantage que le vol du pain par celui qui a faim. Notre pratique de cambriole était assez simple, expéditive et effrayante àl’observateur. « Stratégie  » de guerre, de guérilla ou de banditisme organisé ? Il y avait un peu et parfois beaucoup de tout cela dans nos entreprises.
Surprise, rapidité d’exécution, protection extérieure, repli tactique… Nous agissions par groupes de cinq, six qui, la nuit tombée, prenaient place dans deux voitures volées. Nous sévissions dans un rayon de cent àdeux cent kilomètres autour de Marseille. La première voiture ouvrait la route, la seconde était en couverture au cas où un barrage de police aurait tenté de nous arrêter. Parvenus dans la ville de notre choix, nous en faisions le tour pour une vérification de notre objectif et pour prendre le pouls de l’ambiance.
- Allez, on y va !
Nous garions les voitures àproximité d’une fourgonnette que l’un d’entre nous volait, puis nous repartions en convoi pour stopper àl’endroit que nous avions choisi : parfois une rue entière, parfois la partie marchande d’une avenue, d’un boulevard. Et pendant que deux ou trois amis armés se postaient aux extrémités, les autres entreprenaient de briser les portes et vitrines des commerces àgrande surface ou luxueux qui s’alignaient dans la rue et de placer la marchandise sur le pas des portes pour faciliter les chargements. Tout cela ne se passait pas sans bruit ni incidents de toutes sortes. Nous n’en avions cure et vaquions ànotre besogne sans nous préoccuper des réactions que nous produisions. Ceux qui étaient en « couverture  » sur le trottoir étaient làpour ça. Que de remue-ménage pour un butin de si peu de valeur ! Nous étions organisés et capables d’aller bien au-delà, mais ces actions étaient alors ànotre convenance.
Il ne s’agissait pas tant de nous enrichir que d’être actifs dans nos révoltes, et sur ce registre nous l’étions : fauche de vêtements pour les redistribuer dans les quartiers àdes prix défiant toute concurrence, abandon parfois, dans la rue d’un quartier, du butin qui était bien vite pillé par les gosses du coin. Ce n’était pas làquelque altruisme au petit pied, philanthropie facile ou générosité àbon compte, pas plus qu’une démarche commerciale ; non, il nous apparaissait tout simplement normal qu’il en soit ainsi.
Est-ce àdire qu’une entraide sociale était conclue par le biais du vol ? Peut-être pas en ces termes, tant il est évident que deux individus connaissant et subissant la même misère ne sont pas nécessairement frères de misère et encore moins de lutte. Et pourtant, le profit du pillage procurait àbien des égards une sorte de convivialité souvent chaleureuse. Le Code traduit cela par « complicité  ». Nous étions loin, très loin d’aborder l’analyse de nos comportements sur ce registre. Nous agissions sans nous préoccuper du lendemain, par une délinquance brutale dans une période qui ne l’était pas moins. Bravade ou provocation ? Peu nous importait. Sabotages, détournements de marchandises, désertions, vols… et même pillages ! Pillage, c’est ainsi que le Code pénal qualifie le vol de marchandises dans les trains.
Nous nous postions de nuit àun endroit déterminé d’avance, sur la voie ferrée ; la veille, avec du savon noir ou de l’huile de vidange, nous avions graissé les rails sur une centaine de mètres. Nous choisissions un parcours où le train devait ralentir, une côte, une courbe, et nous attendions sur les bas-côtés que passe le convoi de marchandises. Il ralentissait obligatoirement et, le lubrifiant sur les rails faisant patiner les roues, son allure en était encore réduite. A ce moment-là, nous bondissions des fossés bordant la voie et nous nous mettions àcourir sur le ballast àhauteur du wagon que chacun choisissait selon sa vélocité. Une des difficultés primordiales consistait àattraper l’arceau métallique du wagon pour se hisser sur le marchepied. Cette opération accomplie, il fallait arracher le plombage qui maintenait le verrou. Ceci fait, toujours en se cramponnant àl’arceau qui tenait lieu de poignée, soulever le verrou puis faire coulisser la porte et, d’un rétablissement, pénétrer dans le wagon. La nature de la marchandise était vite évaluée àl’aide de la torche électrique, dans l’obscurité ambiante. Dans le cas, toujours probable, où la marchandise serait inintéressante, il convenait d’attendre que les autres dans leurs wagons respectifs en aient terminé de leur choix.
Si le butin était valable, chacun prenait les paquets et les rangeait devant la porte ouverte. Quelquefois nous agissions àdeux dans le même wagon pour plus de rapidité. Nous calculions entre cinq et dix minutes pour mettre en place les colis. Il fallait alors se pencher au-dehors et lancer quelques éclairs lumineux avec la torche. Nous avions décidé d’une heure précise pour ces signaux. Chacun y répondait, même s’il lui restait d’autres colis àranger. Lorsque nous étions tous prêts, nous jetions la marchandise dans le fossé longeant le ballast, puis nous sautions… non sans quelque appréhension face au danger : le train avait pris de la vitesse et sauter ainsi dans l’obscurité sans autre protection que sa jeunesse et sa rage… La réception au sol, sur le ballast ou dans le fossé, était toujours rude et brutale.
Quelques coups de lampe et de gueule nous réunissaient dans la nuit complice alors que le train s’évanouissait dans le lointain. Après nous être comptés, nous ramassions les colis éparpillés en attendant qu’un de nos amis vienne nous récupérer avec un véhicule que nous avions volé la veille. Le chargement effectué, nous rejoignions le quartier. L’un d’entre nous se chargeait de contacter divers receleurs pour l’écoulement des marchandises. Lorsque la vente tardait trop, quelques jours plus tard, nous abandonnions notre chargement dans une rue calme, sachant que dans les heures suivantes il serait pillé jusqu’àce qu’il n’en reste plus trace. Parfois, il nous arrivait de nous aventurer dans la gare de triage pour choisir « notre  » train et nous y embarquer aussitôt. Les coups de feu de la police nous en dissuadèrent après plusieurs essais particulièrement tumultueux. Le danger était présent dans chaque phase de nos opérations, avec quelques degrés supplémentaires au moment de la voltige, « embarquement et débarquement  » du train en marche. Une nuit, un de nos amis trébucha sur une traverse de la voie ferrée alors qu’il cavalait pour agripper la poignée du wagon. Il eut les deux jambes sectionnées àhauteur des cuisses. Les secours arrivèrent trop tard pour le sauver malgré l’appel téléphonique qu’ils reçurent dans les instants qui suivirent l’accident.
Quel ensemble formions-nous, Italiens, Arabes, Espagnols, Juifs, Arméniens, Français… ! L’internationalisme déclaré et confondu dans des révoltes identiques et logiques. Nous aurions pu, àforce de « je ne sais quoi  » et beaucoup de renoncement surtout, aller en usine ou sur les docks. Pouvions-nous être autrement que nous étions ? Oui, peut-être. Dans ces quartiers, tous ne sont pas devenus délinquants ou criminels d’actes comptabilisés àl’échelle d’une gravité pénale.
Certains ont organisé leur devenir dans un gangstérisme plus confortable, ses raccourcis et autres chemins de traverse, en conjuguant leur existence aux verbes Avoir, Posséder, Dominer, àl’exemple de la bourgeoisie dont ils étaient envieux. Leur attitude ne peut être assimilée àune quelconque révolte, sinon àcelle qui les a fait rejeter la misère. En règle générale, ils se dépêchent bien vite de renier leur origine dans le souci crucial d’être conformes àleurs aspirations. La référence dans l’existence, pour ceux-là, se comptabilise au tiroir-caisse, àl’épaisseur du portefeuille, àla voiture.
Qu’est-il de plus important, Être ou Avoir ? Chacun, de tout temps, essaie de concilier ces deux critères d’existence et de se conjuguer selon ses moyens. Qui n’a jamais menti, volé, éprouvé quelque colère ou révolte, enfreint le Code, qu’il soit de la route ou du pénal, ou qui n’a jamais rêvé, imaginé, désiré le faire ? Celui qui ne se reconnaîtrait pas dans ces ardeurs, ces passions, ces hauteurs et ces bassesses, ces raisons et ces torts… serait un saint ou un fourbe, ce qui est d’égale valeur, et ce récit, ces mots, ne peuvent l’intéresser. Je parle au genre humain et non au surnaturel. Ce genre qui fait les individus pétris de fautes, d’erreurs. De ces êtres si beaux et si vils dans leurs imperfections qu’ils traduisent la preuve de leur perfectibilité, et ce, depuis la nuit des temps.

[/Charlie Bauer./]

[Extrait du livre Fractures d’une vie, chapitre 1, L’Estaque]