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Italie : Quelques lignes sur le TAP

mercredi 14 août 2013

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Un bref résumé

Le gazoduc ou méthanoduc TAP (Trans Adriatic Pipeline) devrait parcourir environ 900 km, partant de la Mer Caspienne pour atterrir dans le Salento [extrémité Sud des Pouilles, NdT], sur le rivage de San Foca (province de Lecce), pour transporter du gaz naturel. Fin juin, le consortium de Shah Deniz en Azerbaïdjan, composé entre autres de British Petroleum, Total et Statoil, a fait son choix en faveur du Tap, le préférant au projet Nabucco qui aurait dà» parcourir la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie et l’Autriche. Le projet Tap, holding composé de Axpo (suisse), E.On (allemand) et Statoil (norvégien), a été considéré d’intérêt stratégique par le gouvernement italien et l’Union Européenne et approvisionnera le marché européen du gaz.

Quelques questions
 
L’opposition au Tap, comme àn’importe quelle nuisance, tout comme une lutte contre une prison, constitue une « Â lutte partielle  » classique ; partielle, pour être clairs, pris non pas dans une acceptation négative, mais dans le sens de la définition d’un aspect particulier. Mais avoir un horizon plus vaste dans tout ce que nous faisons et dans les luttes que nous menons, essayer d’identifier le pouvoir et l’autorité, de n’importe quel type et dans toutes leurs configurations, et tenter de nous y opposer, voilàle but que nous nous posons . Notre perspective devrait être àla base de notre action, une pensée qui nous accompagne en permanence en plus d’un mode d’approche des luttes. Quand on s’oppose àla guerre, àdes nuisances, àune prison, àla répression, àl’exploitation, àl’autorité, àla morale, il faudrait toujours garder àl’esprit tous ces aspects et essayer d’avoir une vision d’ensemble. Un exemple : quand on s’oppose àune centrale nucléaire, on s’oppose àla nuisance qu’elle représente, àla destruction irréversible de l’environnement, mais ce que l’on a àl’esprit c’est aussi l’usage qui sera fait de cette énergie nucléaire, son utilisation pour continuer àreproduire un système économique et industriel d’exploitation, ou àperpétuer la vie super-technologique et super-contrôlée des villes àla mesure des marchandises plutôt qu’àla mesure de l’homme. Cet exemple, qui peut être valable dans beaucoup d’autres cas, pose un problème. Peut-on s’occuper d’une lutte en sectorisant, en séparant, en différenciant ?

Avec le Tap ont émergé plusieurs questions : de la dévastation environnementale àla guerre, au pillage des ressources, au néocolonialisme capitaliste, etc. ; tous ces discours étant étroitement reliés. Mais ce qui n’a pas été fait est peut-être la tentative de relier tous ces aspects du point de vue des perspectives. L’opposition au Tap est une opposition partielle s’inscrivant dans une plus large qui est l’opposition àl’Etat et àl’économie : en un mot, àce que l’on nomme la Domination, qui est d’ailleurs ce qui réglemente nos vies comme celles de milliards d’individus et àcause de quoi nous sommes précarisés, exploités, contrôlés, réprimés, etc. Maintenant, nous n’exigeons pas que tout ceux avec qui nous sommes en rapport dans une lutte, qu’ils soient des compagnons ou n’importe quels gens (juste pour qu’on se comprenne), aient cette même approche, mais notre tentative va dans cette direction, parce que quand on parle ou agit contre l’exploitation, que ce soit celle de la nature ou des personnes, on ne le fait pas comme un exercice rhétorique, mais parce que ce que l’on souhaite est l’existence de rapports horizontaux entre les individus et justement la fin de l’exploitation.
 
Quelques notes sur la méthode
 
Après ce préambule peut-être évident mais utile pour tenter d’être clairs, nous en arrivons àla modalité d’action, selon laquelle il n’est pas exclu d’entrer en relation avec qui que ce soit du temps que cela se fait de manière horizontale et auto-organisée. La logique institutionnelle, des partis et de la délégation font partie du problème, et font donc partie de ce àquoi nous nous opposons. Ici aussi dans le Salento, des comités contre le gazoduc Tap se sont tout de suite créés, avec pour motif principal que cette construction causerait du tort la vocation touristique du territoire, et ont immédiatement appliqué les schémas habituels standards et institutionnels : délégation au parlementarisme, pétitions, participation àdes tables de discussion avec le Tap, c’est-à-dire avec la multinationale que devra réaliser le gazoduc, manifestations auto-représentatives, dans le sens où elles ne sont souvent constituées que de banderoles avec leur sigle, interviews àla télévision et dans divers journaux, contribuant plus àla spectacularisation de l’opposition qu’àl’opposition elle-même ; d’autant plus d’ailleurs que la télévision et les journaux font partie du problème. Mais c’est comme ça, chacun choisit sa route et agit en conséquence. La chose la plus importante est que cela n’est pas notre façon de lutter et que puisque l’opposition au Tap nous intéresse aussi et nous implique, et pas seulement parce qu’elle se trouve sur le territoire où nous habitons, nos recherches vont vers un autre mode d’intervention. L’erreur, ànotre avis, est de penser que si des comités se créent, on peut forcément y trouver des complices pour lutter ensemble ; cela pourrait aussi arriver, mais le penser de manière systématique, comme si c’était une donnée de fait, est une erreur qui fait perdre, entre autres, du temps et de l’énergie. La lutte contre le TAV en Val Susa, àlaquelle tout le monde se réfère, a probablement contribué àcréer cet équivoque, comme si la lutte importante en cours là-bas depuis quelques décennies était reproductible n’importe où ou était l’unique modèle réalisable. Souvent, les comités ont une structure et une façon de faire très politique qui se distingue peu de la façon de faire institutionnelle, ce que l’on ne réussit pas àvoir parce qu’on est aveuglés par un semblant d’action àla base.

Poser tout de suite sur la table notre mode d’intervention, sans délégations, sans politique et notre critique des marchandises et de l’existant ; chercher des complices ou des interlocuteurs àpartir de nous-mêmes : c’est ce que nous entendons mettre en Å“uvre pour tenter dès maintenant de viser haut et de lutter contre une nuisance, en l’occurrence un gazoduc, pour agir contre cet existant mortifère. Mais ici apparaît une autre question : si on ne trouve personne avec qui mener une lutte, que faire ? La réponse dépend de la discussion, de la volonté et de la rage qu’on y met. Si l’on part de l’idée exprimée par un compagnon, que potentiellement chacun de nous peut changer les choses, alors il n’y a plus que quelques ingrédients àajouter : la détermination, l’étude, la fantaisie qui peuvent parfois être des “armes“ bien plus fortes et puissantes que nous ne le pensons. Même àpeu, si l’on est déterminés, on peut mener une lutte, ou au moins tenter de perturber le mécanisme contre lequel on s’oppose. La logique quantitative amène àpenser, au contraire, que si l’on n’est pas assez nombreux on ne peut rien faire, et ceci constitue un renoncement et une occasion en moins de mettre en avant notre critique de l’existant. Il est clair qu’il peut parfois être important d’être beaucoup, parce que l’on peut faire des choses qui ne sont pas faisables seuls, mais nous qui ne cherchons pas le consensus et ne réfléchissons pas nécessairement en termes d’organisation, avons plus de liberté dans ce sens-là.
 
Contre la délégation
 
Comme cela arrive toujours, quelqu’un au sein des comités est mà» par une authentique intention d’opposition aux nuisances, mais ses modes d’action, pétitions ou utilisation des médias, sont antithétiques aux nôtres. D’autant plus que leurs chefs ne perdent jamais l’habitude d’intervenir en toute occasion, se sentant les uniques représentants de la lutte, pour parler àla place des autres ou se dissocier d’autres méthodes. Il a suffit d’une inscription “No Tap†, griffonnée par quelqu’un sur le mur d’enceinte d’un club de golf (qui constitue déjàlui-même une nuisance, compte tenu que pour irriguer ses immenses pelouses on prend l’eau aux cultivateurs voisins, faisant baisser effroyablement la nappe phréatique) qui accueillait, àportes closes et protégée par les forces de l’ordre, une rencontre entre des membres du Tap et des administrateurs locaux, pour déclencher délation et dissociation. Nous nous demandons si, quand les scrapers arriveront pour commencer les travaux, ces sympathiques activistes des comités demanderont des lois spéciales et la déportation contre qui aura assez de volonté et de rage pour s’y opposer vraiment. Attendre que les différents adhérents des comités se rendent compte que les pétitions ou la délégation au parlementarisme n’apporteront rien est une illusion, d’autant plus que déléguer signifie reproduire, ne pas entraver, ce système représentatif et autoritaire. La discussion, la critique et l’action peuvent au contraire être tout de suite des instruments d’opposition valides, très simples et àla portée de tous, en tenant compte de cette perspective dont nous parlions au début. Le Tap n’est qu’un des aspects de la Domination, même si très grand, mais ce sur quoi il nous intéresse d’intervenir est également le rapport entre les individus ; ce qu’il nous intéresse de diffuser pour l’action est un mode véritablement horizontal, auto-organisé et àpartir du bas. Et si la lutte peut être menée sur ce mode, peut-être même en impliquant quelques ou beaucoup d’autres gens très différents de nous, en étendant la critique de l’autorité et en mettant en question au moins une partie de cet existant, alors on aura agit dans une bonne direction, même abstraction faite du résultat final de la lutte contre une nuisance spécifique.
 
Une étincelle qui peut se propager
 
A partir du moment où le projet Tap a été choisi pour la réalisation du gazoduc, les diverses institutions locales et nationales ont exprimé leur position. Quelques associations écologistes comme Legambiente se sent senties en devoir d’exprimer également leur avis positif. Le gouvernement italien s’est immédiatement déclaré en faveur de ce projet, le considérant stratégique pour l’économie nationale et commençant àmystifier la réalité àpropos des retombées sur le territoire, des nouveaux emplois et des factures plus légères. Les politiciens locaux et régionaux, àcommencer par le gouverneur [de la région] Vendola [extrême gauche, NdT] et ses adjoints, ont par contre commencé àparler de concertation, de négociation, de confrontation et de dialogue nécessaire avec les populations locales, et de l’implication des citoyens et des comités dans la réalisation de l’ouvrage. Il n’est pas bien difficile de comprendre que leur idée du dialogue signifie pacifier, éviter que la défiance d’une grande partie des habitants du Salento àl’égard du projet, certains par intérêt personnel en tant que professionnels du tourisme, certains sérieusement préoccupés par l’impact sur l’environnement, ne se transforme en hostilité. Les travaux doivent se faire, dit-on, mais il est nécessaire que l’opposition soit maintenue sous contrôle, qu’elle reste dans l’enclos démocratique des pétitions et des méthodes légalistes, en faisant semblant de participer alors qu’on subit. Que l’on dissimule l’imposition d’un projet inutile et nuisible qui ne sert qu’àfaire gagner àquelques multinationales, en dialoguant avec les administrateurs locaux, peut-être même en leur proposant un sérieux avantage économique et monétaire, en cherchant àconvaincre les citoyens de la bonté de cette Å“uvre, mais surtout de son caractère inévitable. Le peuple est un enfant, comme dirait quelqu’un, et voilàle moment des bonbons. Si cela ne suffit pas, le fait que cette construction soit stratégique pourra toujours amener àsa militarisation. Mais ce discours cache pourtant une peur, un point faible de ceux qui détiennent le pouvoir. L’opposition àune nuisance peut devenir une étincelle, un commencement, un feu qui se propage et met en discussion beaucoup plus. Une occasion de s’opposer àla première personne et d’arrêter un monstre pour en arrêter ensuite bien d’autres, et parmi eux également la mentalité de la délégation. Du travail àl’école, àla maison, au temps libre, aux lieux que nous habitons, des morceaux de vie nous sont dérobés et nous voulons nous les réapproprier en envoyant au diable les défenseurs du progrès et de ce monde.

[Tairsìa, n°5, aoà»t 2013]

Traduit de l’italien par nos soins de Finimondo.