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La patrie infâme

Par Luigi Bertoni (septembre 1914)

mercredi 4 avril 2018

L’impudence de quelque dirigeants dépasse toute imagination. Nous n’en voulons pour preuve que ce M. Luzzatti, ancien chef du gouvernement italien, dont le Journal de Genève a bien voulu nous traduire la prose. Ecoutons-le :

Dans la détresse universelle qui ébranle les fondements de l’Europe, on voit émerger cette grande pensée consolatrice : si la vision de l’humanité se perd, le culte de la patrie se ravive et se purifie.
En fait il n’y a plus de partis, les divisions cessent. Les socialistes eux-mêmes et les syndicalistes les plus rebelles, contrairement àleurs délibérations solennelles, marchent àla frontière.

La patrie est l’idole la plus sanglante que les hommes aient jamais connue et nous sommes encore nombreux àla haïr profondément ! Sans doute, socialistes, syndicalistes et même quelques anarchistes ont marché avec une terrible inconséquence, mais il ne faut pas oublier que le peloton d’exécution les attendait, s’ils s’y étaient refusés. C’est donc une unité toute matérielle et nullement morale, qui a été réalisée moyennant la menace d’une mort presque certaine. Si la souveraineté populaire n’était pas un révoltant mensonge, chacun aurait dà» pouvoir en toute liberté se rendre ou non aux armées, et nous aurions vu alors que l’unanimité tant vantée n’existait point.
Il est vrai de dire que le socialisme s’étant donné comme base l’Etat, dont la fonction essentielle est la guerre, devait fatalement être amené ày participer. Le socialisme qui sombre dans l’immense ruine de la conflagration européenne n’est donc que le socialisme d’Etat, représentant en somme l’escamotage bourgeois des véritables principes socialistes. Par contre, le socialisme compris comme négation de l’Etat, triomphe. L’Etat soi-disant indispensable pour supprimer la violence entre les hommes, vient de se révéler aux yeux de chacun comme la source permanente de tous les crimes. Tout le fatras de mensonges s’écroule ainsi : l’humanité ne peut retrouver la paix, le bien-être et la liberté que dans la disparition des Etats, dans l’anarchie. La fameuse lutte àmort des hommes entr’eux n’est qu’un résultat de l’"ordre armé" engendré par l’étatisme. Proclamer notre faillite, lorsque nos affirmations se trouvent confirmées par tous les faits, voilàce que font des publicistes sans vergogne. Tâchons de les démasquer.
M. Luzzatti ajoute encore :

Oui, tandis que la guerre fauchera des milliers de combattants, tandis que l’amour de l’humanité qui nous rend doux cède la place àl’amour exclusif de notre patrie qui nous rend cruels, une seule devise fait loi pour tous les hommes : l’amour de la patrie.

On ne saurait mieux dire que la loi de la patrie est la loi de la cruauté et la négation même de l’humanité.

Toutes les divisions intérieures s’effacent. Tous nous devons répéter, en pensant au péril extérieur, ces paroles que Cicéron disait pour toutes les patries et pour tous les temps : Summum, Brute, nefas civilia bella fatemur. Les guerres civiles sont le plus grand des maux et le pire des sacrilèges !

Quelle hypocrisie ! Aucune division ne s’est effacée, sinon celles apparentes et auxquelles nous n’avons d’ailleurs jamais cru, des hommes politiques, unis en réalité dans l’exploitation commune du pouvoir ! Mais les divisions entre riches et pauvres, gavés et affamés, patrons et ouvriers, grands propriétaires et paysans, gouvernants et gouvernés, exploités et exploiteurs demeurent et sont mêmes accrues par la crise actuelle. La solidarité entre les individus d’une même patrie n’existe pas plus qu’entre patriotes et étrangers. Les divisions de classes n’ont nullement disparu, au contraire.Mais cela serait-il même vrai, que le moyen patriotique de réaliser l’union n’en cesserait pas moins d’être criminel. Pour solidariser les habitants d’une même maison, on y met le feu ! Le patriote incendiaire n’a vraiment pas nos sympathies.
Quant àla guerre civile, n’en déplaise àCicéron et àLuzzatti, c’est la seule qui ait servi àla cause du progrès et de la liberté. Les quelques maigres droits conquis àtravers les siècles n’ont-ils pas nécessité des révolutions, autrement dit des guerres civiles ? Sans celles-ci, où en serions-nous aujourd’hui ? Aucune histoire n’est plus riche en révolutions que l’histoire italienne, et la phrase cicéronienne de l’ancien ministre n’apparaît dès lors plus que comme un grotesque bafouillage.
Écoutons la fin :

L’amour du sol natal, le prestige de la patrie forment un faisceau mystérieux et compliqué de valeurs spirituelles, par l’effet duquel la perte de toute richesse apparaît comme un sacrifice supportable, et la mort comme un devoir qui ne se discute pas. C’est làla Patrie !

L’amour du sol natal n’exige nullement la haine d’un autre sol, et le prestige de la patrie serait fort peu de chose sans des lois répressives terribles. Étranges valeurs spirituelles, d’ailleurs, que celles des mortiers de 420, des mitrailleuses, des mines, des torpilles, des bombes, etc. ! Dans la terrible tourmente les riches ne font nullement le sacrifice de leurs richesses, ils amassent au contraire des fortunes encore plus fabuleuses. Pour 1870, l’année terrible, la Banque de France ne distribuait-elle pas àses actionnaires le 30 % ?
Quant au devoir d’aller au carnage, àla boucherie, nous espérons bien qu’il sera de plus en plus discuté, pour l’honneur même de notre pauvre humanité.
La patrie des Luzzatti et consorts est la plus hideuse des infamies !

[/ Luigi Bertoni.
In Le Réveil communiste-anarchiste n°392, 5 Septembre 1914./]