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La valeur du progrès

par Eugène Dupréel (1928)

jeudi 2 août 2012

On le voit, une courte réflexion sur les conclusions de nos analyses nous a menés sur le terrain de la morale. De ce point de vue, notre critique des idées banales sur le progrès apparaît comme préliminaires d’une libération de l’esprit et de la conscience. Croire que tout évolue vers le mieux en vertu d’une loi nécessaire, a pu servir jadis àsecouer des institutions et des coutumes devenues plus tyranniques que bienfaisantes ; mais àson tour, cette croyance est devenue une attitude spirituelle toute faite et qui ne se justifie plus par les mêmes bienfaits.

Un idéal réfléchi de mieux-être universel
aperçu sous les formes les plus nobles, fait
place àune idolâtrie du progrès matériel,
entretenue par les intérêts de quelques-uns et
soutenue par les passions de la plupart.

L’argument du progrès est un instrument de réclame et un lieu commun oratoire. Il sert àjustifier des entreprises lucratives contre des scrupules. C’est au nom du progrès qu’un utilitarisme hypocrite supprime les restes du passé qui tiennent trop de place, ou profane la beauté des sites naturels. L’invoquer sert aussi àobtenir des pouvoirs publics, dont les représentants redoutent beaucoup de se voir refuser le titre d’hommes de progrès, des subsides en faveur des nouveautés techniques, et de ceux qui en vivent ou qui s’en amusent, l’aviation par exemple.

On vante de nos jours le progrès, on l’invoque, on endort les méfiances, exactement comme on soignait jadis le culte des familles
régnantes
. Les historiens ont depuis longtemps relevé le rôle important que jouait ce culte dans la vie de nos pères. Il sous-tendait
l’activité sociale comme la croyance au progrès àstimulé la vie politique et économique au siècle dernier. Les deux cultes sont également naïfs, mais inégalement touchants. Les procédés sont les mêmes. Par exemple, il fallait bien, jadis, expliquer les insuffisances du
régime et les déceptions qu’il n’évitait guère.
On disait, le roi est bon, le roi veut notre bien,
mais les courtisans sont la cause de notre
misère, les conseillers sont corrompus, les
ministres sont incapables
, etc... Il s’était ainsi
créé un système d’échappatoires au moyen
d’une distinction entre le système monarchique foncièrement excellent et la dynastie foncièrement bonne d’une part, et de l’autre ce
déplorable accident qui survenait, hélas, toujours : la perversité affreuse des gens de cour ou l’insuffisance des intermédiaires entre le
monarque et ses bien-aimés sujets.

Nous rions de cet expédient ingénieux,
mais nous ne voyons pas que pour soutenir
l’optimisme progressiste vulgaire, la pensée
courante ne recours àrien de mieux. On croit
fermement àla bienfaisance intégrale de la
production accrue, des inventions, des applications techniques de toutes les vérités
connues, de tout triomphe effectif de l’homme
sur la nature ; nonobstant bien des maux subsistent tandis que des calamités nouvelles
apparaissent, le bonheur attendu se dérobe.
Comment expliquer cela ? En dénonçant l’avidité des financiers, l’immoralité des capitalistes, la férocité des militaires, et tout aussi
bien le machiavélisme des meneurs ou la
dépravation des politiciens. On ne voit pas
que s’il était illégitime de dissocier l’action des
rois et celle de leur entourage nécessaire, il
n’est pas plus permis de méconnaître le rapport essentiel qui rattache notre organisation économique et sociale, y compris les types
d’hommes qu’elle suscite, au régime de renouvellement indéfini des moyens techniques.

En vain mettra-t-on d’un côté l’âpreté des
gens d’affaires et de l’autre la hauteur de vue
des savants... le bien et le mal ne s’isolent
point ainsi ; ils est impossible de répudier tout
de l’un en retenant tout de l’autre. Ce qui
entraîne désormais le torrent des nouveautés
accumulées ce n’est pas une haute philosophie
de progrès, c’est l’intérêt immédiat, l’appât du gain mis d’accord avec celui de la gloire.

La critique esquissée dans ces lignes tend à
purger notre esprit d’une doctrine toute faite,
de moins en moins bienfaisante et qui ne se
soutient désormais que sur les béquilles trop
visibles des intérêts particuliers. Elle nous
rend la liberté de choisir en connaissance de
cause des principes d’action et des fins directrices. On ne démontre pas une forme d’idéal
ni la nécessité d’adopter un but, mais on peut
en éclairer le choix.

Eugène Dupréel, La valeur du progrès, 1928.