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Le Goà»t du Collier

Par Georges Darien (1896)

samedi 9 octobre 2010

— Je ne sais pas si tu t’en es aperçu, continue Roger ; mais les toiles des grands maîtres qui illuminent les murs des musées, les poèmes de pierre ou de marbre qui resplendissent sous leurs voà»tes, sont des appels àl’indépendance. Ce sont des cris vibrants vers la vie belle et libre, des cris pleins de haine et de dégoà»t pour les moralités esclavagistes et les légalités meurtrières.

— Non, dis-je, je ne m’en étais pas aperçu complètement ; mais j’en avais le sentiment vague. Je le vois maintenant : c’est vrai. Rien de plus anti-social — dans le sens actuel — qu’une belle Å“uvre. Et le chef-d’Å“uvre est individuel, aussi, dans son expression ; il existe par lui-même et, tout en existant pour tous, il sait n’exister que pour un ; ce qu’il a àfaire, il le dit dans la langue de celui qui l’écoute, de celui qui sait l’écouter. Il est une protestation véhémente et superbe de la Liberté et de la Beauté contre la laideur et la Servitude ; et l’homme, quelles que soient la hideur qui le défigure et la servitude qui pèse sur lui, peut entendre, s’il le veut, comme il faut qu’il l’entende, cette voix qui chante la grandeur de l’Individu et la haute majesté de la Nature ; cette voix fière qui étouffe les bégaiements honteux des bandes de pleutres qui font les lois et des troupeaux de couards qui leur obéissent. Voilàpourquoi, sans doute, les gouvernements nés du capital et du monopole font tout ce qu’ils peuvent pour écraser l’Art qui les terrorise, et ont une réelle haine du chef-d’Å“uvre.

— Peut-être ; moi, je te dis ce que j’ai éprouvé ; mais je n’ai pas été seul àle ressentir. Je le sais. J’ai vu les figures des serfs de l’argent, les soirs des dimanches pluvieux, lorsqu’ils sortent des musées qu’ils ont été visiter ; j’ai vu leurs fronts fouettés par l’aile du rêve, leurs yeux captivés encore par un mirage qui s’évanouit. Leur esprit n’est point écrasé sous la puissance des Å“uvres qu’ils ne peuvent analyser et qu’ils ne comprennent même pas ; mais ils ont eu la vision fugitive de choses belles qui ont existé et qui existent ; ils ont eu la sensation éphémère de la possibilité d’une vie libre et splendide qui pourrait être la leur et qu’ils n’auront jamais, jamais, qu’ils savent qu’ils ne peuvent pas avoir, et qu’il leur est interdit de rêver. Car ils sont les damnés qui doivent croire, dans les tourments de leur géhenne, àl’impossibilité des paradis ; qui doivent prendre — sous peine d’affranchissement immédiat — la vérité pour l’erreur et les réalités pour les chimères... Ah ! la tristesse de leurs figures, au bas de l’escalier du Louvre !..

— Un philosophe allemand l’a dit : « Le besoin de servitude est beaucoup plus grand chez l’homme que le besoin de liberté : les forçats élisent des chefs. »

— Il y a des exceptions. Moi, j’en suis une. J’ai l’horreur de l’esclavage et la passion de l’indépendance ; les années que j’avais passées àbord des navires de l’État ne m’avaient pas donné, comme àtant d’autres, l’habitude et le goà»t du collier ; au contraire. Je sentais qu’il me fallait prendre une résolution énergique et, puisque je ne voulais suivre aucune de ces routes qui mènent du bagne capitaliste àl’hôpital, m’engager résolument dans les chemins de traverse, au mépris des écriteaux qui déclarent que la chasse est réservée, et sans crainte des pièges àloups... Un jour, au Louvre, j’ai volé un tableau. Cela s’est fait le plus simplement du monde. L’après-midi était chaude ; les visiteurs étaient rares ; les gardiens prenaient l’air auprès des fenêtres ouvertes. J’ai décroché une toile de Lorenzo di Credi, une Vierge qui me plaisait beaucoup ; je l’ai cachée sous un pardessus que j’avais jeté sur mon bras et je suis sorti sans éveiller l’attention. Tu t’étonneras peut-être...

— Mais non ;je sais avec quelle rapidité les Å“uvres d’art disparaissent mystérieusement des musées français ; je suis porté àcroire qu’avant peu il ne restera plus au Louvre que les faux Rubens qui le déshonorent et les Guidi Reni qui l’encombrent ; et que l’administration des Beaux-Arts prendra alors le parti raisonnable de placer la Source d’Ingres où elle devrait être, au milieu du Sahara.

Georges Darien.
Extrait du roman Le Voleur, chap. VI : Plein Ciel, paru en 1896.