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Après la classe ouvrière ?

lundi 9 septembre 2013

Jamais il ne fut plus nécessaire d’y voir courageusement clair et de travailler àfaire du nouveau.
Victor Serge [1]

Après la classe ouvrière ?

Le paradoxe est le suivant. Alors que nous traversons la crise systémique du capitalisme la plus grave depuis les années trente, il est davantage question de cris de résignation que de colères annonciatrices de grands ébranlements. La crise en France n’a pas bien sà»r pour le moment la violence de celle qui dévaste la Grèce, le Portugal ou l’Espagne. Le sol ne se dérobe pas encore sous les coups d’une austérité qui emporte tout. Et pourtant il est question de plans de bataille visant àfaire disparaître des pans entiers d’un secteur industriel jugé non rentable par les profiteurs pour qui la seule règle qui vaille est de ne surtout jamais perdre d’argent.
Mais comment expliquer le manque de réaction de ce que l’on avait coutume d’appeler il n’y a pas si longtemps le mouvement ouvrier qui est le premier àsubir les conséquences d’une crise qui prend de plus en plus l’aspect d’une stratégie du choc, de la mise en Å“uvre de politiques visant àintensifier la création et la captation de « Â survaleur  »Â ?

On peut bien sà»r attendre que le prolétariat toujours « Â déjàlà  » se réveille en ressassant éternellement les vieilles lunes, mais on peut aussi tenter d’y voir un peu courageusement clair.
Il faudra peut-être bien enfin admettre que le mouvement ouvrier, du moins un certain mouvement ouvrier, a été défait par le rouleau compresseur du capitalisme.

Du côté des capitalistes, la lutte des classes dans les années 1970-1980 a pris la forme d’une entreprise de « Â modernisation  », d’une transformation qui a déstabilisé le monde ouvrier au point de le laisser comme « Â en arrière  ». Cela passe par l’installation de nouvelles chaînes de montage et de nouveaux environnements de travail qui signifient aussi l’intériorisation de nouvelles habitudes et de nouvelles contraintes, la diffusion d’une nouvelle langue qui véhicule de nouvelles normes : autocontrôle et « Â autosurveillance  », le contrat contre le statut, les compétences contre les qualifications, etc. Profondément minée par des mutations auxquelles elle n’a pas su opposer de stratégies de résistances renouvelées, la classe ouvrière a perdu jusqu’àla possibilité de se nommer avec ses mots, au point de s’effacer de la scène politique, sauf quand il est question de sa disparition ou de manifestations qui disent son impuissance plutôt que sa force [2]. L’offensive du néocapitalisme depuis les années 1970 a en réalité considérablement dévalorisé le travail, y compris dans les secteurs où il pouvait encore avoir du sens. Il est vraiment devenu une activité « Â sans phrase  », une maladie qui torture et qui ronge. A ce stade, un travail en vaut bien un autre. Aussi s’explique-t-on mieux dès lors que les appels syndicaux àla mobilisation pour « Â sauver l’emploi  » ne soient pas suivis de grands mouvements de contestation. L’industrie automobile, autrefois véritable bastion du mouvement ouvrier, n’échappe même pas àce processus de dévalorisation.
La crise du mouvement ouvrier atteint aujourd’hui un degré tel que l’ennui et le désœuvrement deviennent préférables au travail sinistre et absurde :

« Â Je préfère mourir en ne faisant rien que mourir chez Peugeot  » [3]

Pourtant, on ne peut pas dire non plus que nous assistons àla fin du travail contrairement àce que d’aucuns prédisaient dans les années 1990. Celui-ci demeure comme horizon, comme morale, forme de domestication, technique de contrôle social et politique si l’on veut. Un chômeur est un travailleur en puissance, obligé qu’il est, et de plus en plus, de prouver qu’il n’a de cesse de rechercher activement un emploi.

Les hommes ne peuvent plus aujourd’hui éprouver que de l’indifférence, sinon du dégoà»t, pour leur Å“uvre quotidienne et un monde qu’ils ont édifié de leurs mains mais qui n’offre plus maintenant que le spectacle désolant d’un désert qui avance.
Cette « Â dépossession-dévalorisation  » du travail explique sans doute pourquoi, au-delàde leurs relations de connivence avec tous les pouvoirs et de leur incapacité àse positionner en dehors du « Â dialogue social  », les bureaucraties syndicales ne rencontrent plus que beaucoup d’indifférence quand elles appellent àla défense de l’ « Â emploi  ».

Pourtant il y a bien eu dans la tradition ouvrière quelque chose comme une résistance au travail.

Le piège de la libération du travail

Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. (…) Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’àl’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture.
Paul Lafargue, Le Droit àla paresse, 1883.

Un autre paradoxe qui ressemble àun mauvais coup de l’histoire – c’est la folie du travail qui a fini par gagner la classe ouvrière.

Alors que Marx concevait la politique comme une pratique prolétarienne visant àl’abolition du salariat, du « Â Capital  » comme rapport social, du travail aliéné, ses épigones vont insister sur la nécessité de développer les forces productives et de moderniser l’économie. Ce faisant, ils n’ont fait que renforcer la « Â mégamachine  » capitaliste et le phénomène de réification. Le mouvement révolutionnaire ne s’est globalement pas assez interrogé sur la signification de la libération du travail. En 1917 comme en Espagne en 1936, les révolutionnaires sont restés prisonniers des catégories de l’économie politique, de ses implications et de son univers unidimensionnel. Faute d’avoir su concevoir la rupture révolutionnaire comme un phénomène bouleversant dans sa totalité la vie humaine, le communisme est apparu le plus souvent comme une sorte de prolongement historique du capitalisme.

Un homme, àla fin du XIXe siècle, perçoit bien un net changement de cap dans les fins du socialisme – c’est Paul Lafargue, celui du moins du Droit àla Paresse [4]. La date de rédaction est ici importante. Il s’agit bien en effet d’un texte d’intervention qui prend pour point de départ un grand étonnement : une étrange folie est en train de s’emparer du prolétariat issu de la révolution industrielle – le travail. Or, 1883, c’est la triomphe de la république du « Â centre  » et le début de l’intégration de la classe ouvrière qui commence àacquérir des droits sociaux dans le cadre de la domination capitaliste. C’est d’une certaine manière le début de la « Â révolution du travail  », d’une institutionnalisation de la classe ouvrière qui n’est plus une anomalie sauvage, la classe de toute les contradictions et capable de ce fait de libérer toute les classes de la domination capitaliste par son action révolutionnaire en raison de sa position d’extériorité par rapport àla société capitaliste [5].
Même un théoricien révolutionnaire aussi perspicace que Georges Sorel qui a su donner àla grève générale un caractère mythique et héroïque constituant le ferment d’une culture spécifiquement « Â prolétarienne  », une manière de négation du capitalisme, ne sort pas vraiment de l’« Â Ã©conomisme  » quand il s’agit de définir le socialisme, ce dernier ne sortant guère d’une sorte de morale des producteurs dans laquelle on a du mal àvoir autre chose qu’une libération des forces productives. A aucun moment il n’est question de se libérer du travail plutôt que de libérer le travail.

L’exemple de la révolution espagnole de 1936 est ici très instructif.

Soit d’une manière camouflée ou passive soit àdécouvert, les travailleurs ont toujours lutté contre la discipline du travail. Les entreprises de modernisation de l’économie menées par les capitalistes peuvent d’ailleurs le plus souvent être envisagées comme des stratégies visant àcontourner cette résistance au travail des ouvriers. Comme le montre Michael Seidman, il en va de même durant les périodes révolutionnaires, quand des organisations censées défendre les classes populaires exercent l’essentiel du pouvoir.

La CNT, première organisation ouvrière en Catalogne durant la révolution de 36, tente d’appliquer l’idéologie du contrôle ouvrier dans les secteurs où elle est hégémonique. Dans les faits, la centrale anarcho-syndicaliste défend le travail et le développement des forces productives dans le but d’assurer l’indépendance économique de l’Espagne, mais aussi parce qu’elle est acquise àla nécessité de moderniser l’économie, voie « Â obligée  » vers le socialisme. Elle reproche en effet d’abord àune bourgeoisie réactionnaire et archaïque d’avoir été incapable de mener àbien cette modernisation. Pour le dire en quelques mots, les dirigeants de la CNT n’échappent pas vraiment àl’idéologie du progrès qui est celle de la bourgeoisie libérale du reste de l’Europe. Mais la CNT va devoir affronter elle aussi la résistance des ouvriers àla discipline du travail. Ces derniers ne sont pas opposés au « Â contrôle ouvrier  », àla condition toutefois que cela leur permette de travailler moins. D’où le désarroi des cadres de la CNT devant la persistance du refus du travail :

Ils [les ouvriers désobéissants] maintiendront la même attitude que toujours, et ils ne voudront pas faire de compromis… Il est inutile de tenter quoi que ce soit alors qu’ils passent outre les accords et les instructions qui viennent des comités, des commissions de section, et ainsi de suite. Ils ne prêtent pas attention àquoi que ce soit, que les ordres viennent d’un syndicat ou d’un autre [6].

La CNT aura beau tenter de resserrer la discipline du travail, rien n’y fera. Ce que les ouvriers rejettent, c’est l’idéologie que l’on pourrait qualifier de travailliste de la CNT, et notamment sa volonté de moderniser l’économie pour un plus grand rendement. C’est que les politiques de rationalisation du travail ne visent pas àfaire travailler mieux les ouvriers, mais davantage et le plus souvent dans des conditions plus dures d’exploitation [7]. Mais il faut parler de contrôle ouvrier plus que de gestion ouvrière ou d’organisation du travail par les producteurs eux-mêmes dans la mesure où l’État subsiste encore. La révolution espagnole n’a pas éliminé toute forme de bureaucratie et on sait bien du reste que même les anarchistes sont entrés dans le gouvernement de Front populaire. Les ouvriers refusent en fait une contrainte qui s’exerce depuis l’extérieur, aussi ne peut-il être question d’une entière souveraineté populaire ou de socialisation totale du pouvoir politique.
Ironie de l’histoire, c’est en fait le franquisme durant sa phase « Â capitaliste-libérale  », dans les années 1960, qui entreprendra la modernisation de l’économie espagnole !

Karl Korsch pouvait écrire dans « Â Dix thèses sur le marxisme aujourd’hui  », que l’attachement du marxisme aux formes politiques bourgeoises était problématique, mais il aurait pu tout aussi bien remarquer que son attachement aux catégories de l’économie politique bourgeoise l’était tout autant [8]. Ne serait-ce que pour cette raison, un retour àMarx s’avère ici nécessaire. Si on peut lui reprocher des hésitations entre la mise en avant de la praxis comme auto émancipation (« Â L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes  »â€¦) et la tentation de s’en remettre parfois àune sorte de déterminisme économique, il est malgré tout celui qui a essayé avec le plus de constance de critiquer l’économie politique bourgeoise. Le sous-titre qu’il a choisi de donner àson Å“uvre phare, Le Capital, « Â critique de l’économie politique  », ne laisse aucune ambiguïté là-dessus.

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Mais il semble aussi nécessaire d’aller au-delàde Marx sur un aspect essentiel – le problème de la technique. La soi-disant neutralité de la technique prend en effet dans le capitalisme moderne et post ou hypermoderne la forme d’une véritable mystification. C’est qu’elle est aussi et avant tout un rapport social et une « Â représentation  » du monde qui règne en maître sur les esprits et qui provoque une standardisation des comportements et un conformisme plus ou moins prégnant. Ce phénomène que l’on nomme communément la culture de masse et qui recouvre largement le concept de mondialisation ou, mieux encore, de globalisation culturelle, garantit la reproduction de l’ordre social en imposant des habitudes de vie conformes aux intérêts du capitalisme contemporain. En bref, la technique est donc aussi une « Â idéologie  ». Ce phénomène, s’il n’est plus complètement ignoré par le mouvement révolutionnaire, est sans doute encore trop sous-estimé.
La saisie collective de la destinée commune implique une appropriation collective du complexe techno-scientifique en vue de son démantèlement. Mais cela signifie aussi qu’une révolution qui concernerait toutes les dimensions de la vie humaine devrait imaginer et développer d’autres formes de technique.


Extrait de Négatif n°18, bulletin irrégulier de critique sociale, mai 2013.

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[1Renouveler le socialisme, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques (1908-1947), Ed. Robert Laffont, coll. Bouquin, 2001.

[2Sur cette « Â grande transformation  » du capitalisme qui a pris la forme d’une dynamique suffisamment efficace pour détruire en grande partie une culture ouvrière qui donnait àla classe ses repères et une certaine fierté, voir S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999 pour la première édition.

[3Les contradictions d’un jeune moniteur, Retour sur la condition ouvrière, op. cit.

[4Paul Lafargue, Le Droit àla paresse, 1883. En réalité, Paul Lafargue s’inscrit dans toute une tradition de critique du travail qui existe dans l’héritage de ce que l’on pourrait appeler l’utopie critique. Dans l’utopie de Thomas More, on ne travaille que six heures par jour. Cette critique du travail est aussi présente dans toute une tradition littéraire, chez Rabelais par exemple. Mais Lafargue emprunte en fait une grande partie de sa critique du travail àMarx lui-même. Voir la présentation du Droit àla paresse par Maurice Dommanget, Petite Collection Maspéro, 1972.

[5Ce processus historique est très bien analysé par Rolande Pinard dans La Révolution du travail, de l’artisan au manager, Presses universitaires de Renne, coll. « Â Le sens social  », 2000, 323 p. Son étude se concentre sur le cas du prolétariat industriel d’Amérique du Nord au cours du XXe siècle.

[6Cité par M. Seidman, Les Ouvriers contre le travail, Barcelone et Paris pendant les Fronts populaires, Senonevero, 2010, p. 174. D’autres exemples historiques pourraient être cités. A la Libération, il y a des luttes ouvrières très dures en France. Le plus souvent, elles sont liées àune volonté de contrôle ouvrier de la production. En 1948, des grèves extrêmement violentes ont un caractère nettement anti-productiviste : une partie de la classe ouvrière refuse de travailler au-delàde la satisfaction des besoins sociaux et s’oppose donc àla production de survaleur, làmême où le capital trouve son origine. En fait, elle se bat pour la maîtrise de son travail et contre la soumission de ce dernier au « Â Capital  ». Sur cette question, voir Grégoire Madjarian, Conflits, pouvoirs et société àla Libération, éd. 10/18, 440 p., 1980. Par ailleurs, le Mai 1968 « Â ouvrier  » pourrait aussi être analysé comme un refus de la discipline du travail.

[7Ce que Simone Weil relate bien dans son expérience de l’usine, en particulier dans son article intitulé « Â La Rationalisation  ». C’est sans doute en France la première àanalyser l’organisation scientifique du travail qui fait alors son apparition. Voir Simone Weil, Å’uvres complètes, tome 2, Écrits historiques et politiques, L’expérience ouvrière et l’adieu àla révolution (juillet 1934-juin 1937), Gallimard, 1991, pp. 458 à475.

[8K. Korsch, « Â Dix thèses sur le marxisme aujourd’hui  », in Marxisme et philosophie, Éditions de Minuit, coll. Argument, 1964, pp. 185-187.