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Les immortels

mardi 3 avril 2012

Bien qu’il soit anecdotique, je vais raconter un fait qui m’est arrivé il y a quelques mois, juste au moment des manifestations pénitentiaires de 1999, et qui me donna ànouveau àréfléchir, sans perdre l’ironie de celui qui, blasé de contempler les mêmes conneries, acquiert une vision souriante et détachée de ce qui lui arrive.

C’était le matin, j’étais entré dans la salle de séjour, comme de routine, quand je me trouvai avec un " objet non identifié " au bout du banc. C’était un gros dossier composé de 481 feuillets que l’un des matons devait avoir oublié. Et je me dis que c’était un objet étrange car il était fixé par un de ces " clics " métalliques formellement interdits en département FIES, àplus forte raison àJaen. Un " dossier " rempli de photocopies d’articles de presse ; leurs titres révélaient d’alarmantes nouvelles d’agressions sur des fonctionnaires et autres " professionnels " dans différentes prisons de l’Etat... UN PRISONNIER BLESSE GRIEVEMENT UN FONCTIONNAIRE A LA PRISON DE DAROCA ; LES FONCTIONNAIRES DE LA PRISON DE HERRERA DE LA MANCHE DENONCENT L’INSECURITE ET RECLAMENT DAVANTAGE DE MESURES DE SECURITE POUR SE DEFENDRE DES AGRESSIONS ; JUGEMENT CONTRE LE PRISONNIER QUI A TENTE DE TUER TROIS FONCTIONNAIRES ; JE L’AI PIQUE PARCE QU’IL A INTERROMPU MA SIESTE DECLARE LE PRISONNIER QUI A POIGNARDE AU COU UN FONCTIONNAIRE... Tout le dossier est comme ça, sauf les dix ou quinze dernières feuilles, dans lesquelles on trouve un " réquisitoire " élaboré par le syndicat UGT, et intitulé " Plus de 800 agressions sur les travailleurs pénitentiaires ces dix dernières années ! Ya Basta ! Dignité ". Elle était adressée àla DGIP (direction générale de l’administration pénitentiaire), et revendiquait des hausses de salaire généralisées, des primes pour la dangerosité et les risques du métier, l’élargissement des pouvoirs et davantage de mesures de sécurité. Elle dénonçait aussi le manque de moyens de défense et de protection qu’ont les travailleurs pénitentiaires face àl’administration et aux juges.

Un dossier que j’ai décidé d’intituler LES IMMORTELS et ce n’est pas pour rien : des travailleurs constamment séquestrés, frappés, furieusement poignardés, mais qui cependant ne meurent jamais. Est-ce que quelqu’un a connu ou entendu parler de la mort d’un seul maton ou travailleur pénitentiaire des mains d’un prisonnier ou dans l’exercice de ses fonctions, dans les, disons, 20 ou 30 dernières années ? Non ? Et pourquoi ça ? C’est simple. On n’a pas constaté, dans l’histoire pénitentiaire espagnole - peut-être depuis la guerre civile - un seul cas de mort d’un maton des mains d’un prisonnier, soit un accident du travail. Devant ces faits, on se pose des questions : est-ce que par hasard les coups et les poignards ne tuent pas ? Ils ne tuent jamais ? Pas un ? On peut en déduire qu’ils nous mentent àtous, que tous ces morts par coups de couteau ou dans des bagarres dont les journaux parlent quotidiennement sont une farce. Même quand j’ai vu tuer des chiens, des chats ou des personnes, etc., d’un mauvais coup de bâton ou d’un seul coup de couteau, je me demandais si je l’avais réellement vu ou si c’était seulement le fruit de mon imagination. Je dis ça parce qu’on dirait que la violence n’est en aucun cas associée àla mort ; sinon, où sont leurs victimes ? Quel est le résultat de tant de violences ? Où sont leurs veuves ? Leurs cercueils ?

Donc, je dis que s’il en est ainsi, si tout cela est un leurre, ils pourraient, pour une fois, arrêter ce jeu de la mort et nous renvoyer tous nos compagnons ou nos parents assassinés dans les prisons, ou peut-être les morts dans les mines ou au travail, comme ça, d’un coup de baguette magique ! Si les agressions, tortures, accidents du travail, etc. ne s’évaluent pas en morts, alors qu’ils nous renvoient les nôtres, avec leurs noms et prénoms et... vive l’immortalité !

Chaque fois qu’une procédure judiciaire est ouverte contre un prisonnier pour agression de fonctionnaires. Chaque fois que sort un article de presse ou une nouvelle quelconque dans les médias, dénonçant ou faisant ressortir des actes de violence contre les travailleurs pénitentiaires, chaque fois que l’on sanctionne un prisonnier pour ce type de faits, ou simplement que l’on fait circuler des rumeurs d’agressions de matons, cela signifierait une fois de plus que certains d’entre nous ont été tabassés, torturés, voire assassinés froidement. Passages àtabac, coups de pied dans la tête, une fois les pieds et mains menottés, volées de coups et tortures systématiques et au caprice du bourreau, empoisonnements, pendaisons ou suicide et beaucoup d’autres barbaries : voilàles violences qu’ils utilisent, eux, les travailleurs pénitentiaires, contre nous, les prisonniers. Une violence que nous comptons en morts.

Santi.

[Traduit du dossier Pres@s en lucha, aoà»t 2000, p16. Extrait de la brochure #2 de Tout le monde dehors !, avril 2001, p.18]