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Lettre sur l’amour, la beauté, la vie, l’inconstance et quelques autres sujets

Par Emilie Lamotte (1911)

jeudi 7 juin 2012

Mon cher X...

Excuse, je te prie, le ton quelque peu brutal de ma dernière lettre et mets le sur le compte de mon état de santé, et aussi de cette circonstance que j’ai pensé te dire en une page ce qui exigerait de longs développements. Le problème sexuel, en effet, dépend d’une foule d’autres qu’on est obligé d’envisager tour àtour.

Ainsi, justement, nous parlons d’aimer simultanément plusieurs personnes. « Si on aime simultanément, dis-tu, c’est parce qu’on trouve chez tel être des attributs ou caractéristiques moraux ou physiques qui font défaut chez tel autre. Que cela exclut théoriquement la jalousie.  » (Ce qui existe THEORIQUEMENT n’existe pas pour moi ; je m’attends toujours àle voir bousculer et contredire par les réalités. Et de fait, je n’ai JAMAIS VU l’amour exister sans la jalousie.) Mais ce n’est pas làce qui me frappe le plus : c’est l’existence d’un idéal simple ou multiple chez l’amant plural. Je t’assure qu’un tel souci ne peut être que le résultat, l’un des horribles résultats de l’éducation vicieuse qui nous est infligée et qui a pour premier effet de fausser en nous l’instinct artistique.

La beauté, ce n’est pas ceci ou cela : une taille élevée ou des cheveux blonds, des yeux larges ou des mains étroites, la force de l’âge ou l’adolescence, la tristesse ou la gaîté. C’est une harmonie. Pas plus, pas moins . Et ça ne se fabrique pas. Le malheureux qui, ayant un idéal, en cherche les morceaux épars dans la nature, se charge d’un travail inutile pour un affreux résultat et ne comprend pas la vie. Il convient àtel d’être souvent silencieux, d’avoir la parole lente et rare, tandis que c’est un charme aussi saisissant chez tel autre d’avoir la parole rapide, vive, expressive et emportée. Celui-ci est intéressant par sa virile supériorité et tel autre a raison par son tendre enfantillage, etc. Jusqu’ici nous sommes àmoitié d’accord. Sauf que tu as tendance à corriger les aspects. Tu te rappelles que je t’ai dit que tu étais moraliste en matière d’art. Tu donnais tort àune casserole abandonnée au premier plan d’un paysage qui te plaisait. Or, elle avait sa raison d’être là, qui était d’y être en toute simplicité, et la douce lumière faisait ressortir le beau bleu de son émail avec autant d’indifférence que le riche vert de l’herbe. Je ne connais de laid que le « chiqué  » et, encore ! pourtant le chiqué comporte sa dose de joie, puisqu’il dégage facilement le grotesque. Cependant, en approfondissant, on s’aperçoit que le chiqué correspond à torture et c’est peut-être toute sa raison de nous choquer. Ainsi Déroulède me dégoà»te sans atténuation (quoiqu’il soit extrêmement drôle) parce que ses fourbis, ça ne vient pas tout seul. Il faut se donner du mal pour comprendre ainsi ; c’est pas vrai , pas nature. De même quand je lis « Hernani  », je me dis : C’est-y possible de se mettre dans des états pareils ! (Tu sais que je suis triviale.)

Mais tout ce qui est simple a sa raison d’être. Sa raison d’être, harmonieuse dans les ensembles. Et même, tiens ! ça n’a pas besoin d’être, ça est . Ca ne me gêne pas. Je te prie de me donner une seule bonne raison contre la casserole dans l’herbe.

Celui qui aime la vie, peut s’attendre àêtre frappé, saisi, arrêté àchaque pas par la beauté. Contrairement àce qu’on nous a raconté àl’école (pour que nous devenions moraux, austères, méchants) la beauté court les rues et se dépense sans compter. Et quant àcelui qui aime ce délicieux et primordial aspect de la vie : l’amour, àquoi ne doit-il s’attendre ? Mais tant pis pour le pauvre bougre, l’infortuné « travailleur  » qui a un idéal. Celui-làne jouira pas de la Joconde, car il n’aime que les blondes aux yeux clairs, et il n’appréciera pas la légère Colombine, car il n’aime que les femmes chastes et fidèles ! Non seulement la sagesse est de prendre les choses comme elles sont , mais encore, chaque chose est un ensemble auquel il n’y a rien àajouter. Sous peine de torture impuissante. Sous peine que la vie se f... de vous et vous refuse ses joies simples et fortes.

Il est donc tout àfait naturel et compréhensible que l’amoureux éprouve diverses amours. C’est même probablement inévitable. Mais où nous ne pouvons nous entendre, c’est lorsqu’il s’agit de classer ces amours en « premières  » et « secondes  », de donner le pas àl’une sur les autres, de subordonner les unes àl’autre, de les vivre simultanément.

Crois-moi, cher X... (car si tu as l’expérience du sentiment, je ne suis pas née d’hier non plus, et tu n’étais pas haut quand je suis venue au monde) classe-toi hardiment dans les volages. Voici pourquoi : la constance d’un volage n’a aucune valeur àl’égard de l’amour. Le volage appartient - toujours - tout entier àson frisson, àson désir nouveau et le tendre envers qui il est constant a beau avoir permis , ce tendre se trouve alors dans la situation d’un père, d’une mère, d’un frère dévoué, d’une sÅ“ur vis-à-vis du volage . Je ne dis pas que ce n’est pas adorable, mais c’est ainsi. Et je ne dis même pas que le caprice du volage ne ramène pas celui-ci vers qui il lui a plu, (pour des causes quelconques qui n’ont rien àvoir avec l’amour, incorrigible bohémien) vers qui il lui a plus de s’adjoindre pour compagne ou compagnon en titre. Comprends cette fois, je te prie, que je ne professe nul dédain pour l’amour simplement émotionnel. Je ne crois qu’àlui . Et il ignore les contrats de tout ordre. Conviens, avec les poètes et autres voyants , que l’amour a une puissance capable de vous faire tout oublier. Que devient donc, dans une telle aventure, la liaison décidée, entreprise, organisée, je ne sais comment dire, le mariage, quoi ?

Et j’ajoute : tout le monde est inconstant. La fidélité n’est pas dans la nature. J’entends parfois raconter que les oiseaux nous donnent l’exemple de la fidélité. Je rigole ! Est-ce parce qu’un oiseau se plaira près de l’oiselle qui couve, en proie àdes émotions qu’il nous est impossible d’approfondir, qu’on osera me soutenir cette bourde énorme ? Et quand même on me montrerait (je demande àvoir) que les oiseaux sont fidèles entre eux, je penserais qu’ils ont décidé cette attitude pour des raisons (comme nous, quand nous la décidons pour des raisons sociales) plutôt que de penser qu’ils sont insensibles àl’infinie diversité des rayons, des reflets, des nuances, des ombres et des bruits. Non, non, la constance, c’est pas vrai. Jamais .

Je ne prétends pas dire qu’il ne se trouve pas des gens qui sont capables de ne réserver qu’àun seul ou une seule leurs facultés amoureuses. Mais je soutiens que ce résultat ne peut être obtenu qu’au prix d’un effort de volonté ; c’est une affaire d’auto-suggestion. Les constants peuvent même arriver àse convaincre qu’ils sont ainsi d’accord avec leur propre nature, mais alors, ils « se montent le coup,  » c’est-à-dire qu’ils se rendent « coupables  » envers eux-mêmes de cette mauvaise foi qu’on peut pratiquer sans faire de tort àpersonne ; qui a souvent, pour les autres, de charmants résultats même et àlaquelle je voudrais bien épargner le nom de « mauvaise foi.  » Pour le surplus, ça ne fait rien, car la vie, c’est peut-être des histoires qu’on se raconte et tout n’est sans doute qu’affaire d’auto-suggestion - rien n’est vrai - rien n’est faux. Mais c’est la volonté qui vous garde àune ou un. Non la nature.

Physiologiquement, nous voyons être plus beaux les enfants d’unions renouvelées que ceux d’un même couple. (Indication exceptionnellement importante, àmon point de vue.)

Ainsi donc, il m’est impossible d’apprécier, au point de vue de l’harmonie, l’union des constants et des volages par la raison que je n’ai jamais vu que des volages . (Bien entendu, je ne parle pas des gens chez qui la vie sexuelle est endormie et il ne faudrait pas les faire figurer comme exemple. D’ailleurs, le sommeil de la vie sexuelle est l’indice de la grande jeunesse ou de la grande vieillesse. Dans le premier cas : elle s’éveillera ; dans le second, elle a été éveillée ; sois en sà»r). Je nie l’existence des constants . - Pourtant, je sais que l’affection peut prendre entre deux conjoints un caractère d’indestructibilité qui rend déchirante une séparation. Quoique je sache cette douleur très réelle, malheureusement, je ne la crois pas en rapport avec l’amour, mais bien avec un sentiment qui, non seulement, n’a rien de commun avec l’amour, mais je pense même être absolument exclusif de l’amour. Quand on «  s’aime bien  », on ne s’aime plus, on ne « s’aimera plus  ». Facile àcomprendre, l’amour étant fait d’abord de désir. Et dans ces grandes affections, le désir est comblé, c’est-à-dire éteint.

Le problème n’en est pas plus gai. La sagesse est de répondre àla nature... Mais il n’y a pas de sagesse, c’est individuel, comme tout le reste.

Au fond, nous ne savons pas assez que nous sommes nos propres maîtres. Car enfin, comme dit je ne sais quel romancier russe : il n’y a pas d’amour trahi, pas de souffrance, pas de douleur qui ne cède àquelques grammes d’opium. J’ai, dans ma poche, le sommeil qui tue la souffrance.

Emilie Lamotte.
Extrait de hors du troupeau n°3-4, novembre-décembre 1911.