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Liberté individuelle et société

Par Max Stirner (1845)

mercredi 28 avril 2010

La condition primitive de l’homme n’est pas l’isolement ou la solitude, mais la vie en société. Notre existence commence par l’union la plus intime, puisque, avant même de respirer, nous vivons ensemble avec notre mère : lorsque ensuite nous ouvrons les yeux àla lumière, c’est pour nous retrouver sur la poitrine d’un être humain ; son amour nous berce, nous tient en laisse et nous enchaîne àsa personne par mille liens. La société est notre état naturel. C’est pourquoi, àmesure que nous apprenons ànous sentir nous-mêmes, l’union qui a d’abord été si intime se relâche toujours davantage et la dissolution de la société primitive devient de plus en plus manifeste. Si la mère veut, une fois encore, avoir pour elle seule l’enfant, qui naguère reposait sous son coeur, il faut qu’elle aille le chercher dans la rue et qu’elle l’enlève àla compagnie de ses camarades de jeu. Car l’enfant préfère la fréquentation de ses pareils àla société dans laquelle il n’est pas entré de lui-même, mais où il n’a fait que naître.

(...) Lorsqu’une association s’est cristallisée en société, elle a cessé d’être une association, vu que l’association est un acte continuel de réassociation. Elle est devenue une association àl’état d’arrêt, elle s’est figée. Elle est morte en tant qu’association, elle n’est plus que le cadavre de l’association, en un mot elle est devenue société, communauté. Le parti (politique) nous élire un exemple éloquent de ce processus.

Qu’une société, par exemple celle de l’État, rogne ma liberté, peu me chaut. Il me faut bien me résigner àlaisser réduire ma liberté par toutes sortes de puissances, par tout être plus fort que moi, voire par chacun de mes semblables. Quand bien même je serais l’autocrate de toutes les Russies, je ne pourrais pas jouir d’une liberté absolue. Mais quant àmon individualité, je ne veux pas qu’on y touche. Or c’est précisément l’individualité que la société prend pour cible et qu’elle entend assujettir àson pouvoir.

Une société àlaquelle j’adhère m’enlève, certes, quelques libertés, mais, en contrepartie, elle m’accorde d’autres libertés. Peu importe aussi que je me prive moi-même de telle ou telle liberté (par exemple par contrat). En revanche je veillerai jalousement sur mon individualité. Toute communauté tend, plus ou moins, selon l’étendue de son pouvoir, às’ériger en autorité au-dessus de ses membres et àrestreindre leur liberté de mouvements. Elle leur demande, et elle est obligée d’exiger d’eux, l’intelligence bornée propre aux sujets, elle les veut assujettis, elle n’existe que par leur sujétion. Ce qui n’exclut nullement une certaine tolérance ; au contraire, la société accueillera favorablement des projets d’amélioration, des réprimandes, des blâmes, pour autant qu’ils lui soient profitables : mais le blâme qu’elle accepte doit être "bienveillant". Il ne doit pas être "insolent et irrévérencieux". En un mot, on ne doit pas porter atteinte àla substance de la société, on doit la considérer comme sacrée. La société exige que l’on ne s’élève point au-dessus d’elle, que l’on demeure dans les "bornes de la légalité", c’est-à-dire que l’on ne se permette que ce qui est permis par la société et ses lois.

Il y a une différence entre une société qui restreint ma liberté et une société qui restreint mon individualité. Dans le premier cas, il y a union, entente, association. Mais si mon individualité est menacée, alors c’est qu’elle a affaire àune société qui est une puissance en soi, une puissance au-dessus de Moi, qui m’est inaccessible, que je peux, certes, admirer, adorer, vénérer, respecter, mais que je ne puis ni dompter ni utiliser, pour la bonne raison que devant elle je renonce et j’abdique. La société repose sur mon renoncement, mon abnégation, ma lâcheté, sur ce qu’on appelle humilité. Mon humilité lui donne du courage, ma soumission fait sa domination.

Cependant en ce qui concerne la liberté, il n’y a pas de différence essentielle entre État et association. Aucune association ne pourrait être fondée ni exister sans certaines limitations de la liberté, tout comme un État n’est pas compatible avec une liberté illimitée. Une limitation de la liberté est partout inévitable. Car on ne saurait s’affranchir de tout. Nous ne pouvons pas, simplement parce que nous aimerions le faire, voler comme des oiseaux, car nous ne pouvons pas nous défaire de notre propre pesanteur. Nous ne pouvons pas non plus vivre àvolonté sous l’eau, comme un poisson, car nous ne saurions nous passer d’air, c’est làun besoin dont nous ne pouvons nous affranchir et ainsi de suite.

(... ) Il est vrai que l’association procure une plus grande mesure de liberté et qu’elle peut être regardée comme une "nouvelle liberté". On y échappe, en effet, àtoutes les contraintes inhérentes àla vie dans l’État et dans la société. Cependant, en dépit de ces avantages, l’association n’en comporte pas moins pour nous un certain nombre d’entraves.

Relativement àl’individualité, la différence entre État et association est considérable : celui-làen est l’ennemi, le meurtrier, celle-ci en est la fille et l’auxiliaire. L’un est un esprit qui exige notre adoration en esprit et en vérité ; l’autre est mon oeuvre, ma création. L’État est le maître de mon esprit, il requiert ma foi et m’impose un article de foi, le credo de la légalité. Il exerce sur moi une influence morale, domine mon esprit, me dépossède de mon Moi pour se substituer àlui en tant que mon véritable moi. Bref l’État est sacré et, par rapport àmoi, l’individu, il est l’homme véritable, l’esprit, le fantôme.

L’association, au contraire, est ma création propre, ma créature. Elle n’est pas sacrée. Elle ne s’impose pas comme une puissance spirituelle supérieure àmon esprit. Je ne veux pas être l’esclave de mes maximes, mais bien plutôt les soumettre àma critique constante. Je ne leur accorde aucun droit de cité chez moi. Je veux encore moins m’engager pour tout mon avenir dans l’association, lui "vendre mon âme", comme dirait le diable, et comme c’est réellement le cas quand il s’agit de l’État ou de toute autre autorité spirituelle. Je suis et resterai toujours vis-à-vis de moi-même plus que l’État, que l’Église, que Dieu, etc. et donc, infiniment plus, aussi, que l’association.

On me dit que je dois être un homme parmi mes semblables (Marx, La Question juive, page 60). Je dois respecter en eux mes semblables. Personne n’est pour moi respectable, pas même mon semblable. Il est uniquement, comme d’autres êtres, un objet auquel je m’intéresse ou ne m’intéresse pas, un sujet utilisable ou inutilisable.

S’il peut m’être utile, je vais, bien sà»r, m’entendre et m’associer avec lui, afin de renforcer mon pouvoir et, àl’aide de notre force commune, accomplir davantage que ne le pourrait chacun de nous isolément. Je ne vois rien d’autre dans cette communauté qu’une multiplication de ma force et je n’y consens qu’aussi longtemps que cette multiplication produira ses effets. C’est alors qu’il y a association.

L’association n’est maintenue par aucun lien naturel ou spirituel, et elle n’est pas une alliance naturelle, une alliance spirituelle. Elle n’a son origine ni dans une consanguinité, ni dans une foi commune. Dans une alliance naturelle, telle que la famille, la tribu, la nation, voire l’humanité, les individus n’ont de valeur que comme spécimens d’un même genre ou d’une même espèce. Dans une alliance spirituelle, communauté religieuse ou Église, l’individu n’est qu’un membre régi par l’esprit commun. Dans les deux cas, ce que tu représentes comme Unique doit être étouffé. Comme individu unique, tu peux t’affirmer seulement dans l’association parce que l’association ne te possède pas, parce que c’est toi qui la possèdes ou qui l’utilises àton profit.

(...) L’État s’efforce de maîtriser les convoitises ; en d’autres termes, il cherche àles tourner vers lui seul et àles satisfaire avec ce qu’il a àleur offrir. Il ne lui vient pas àl’idée de les assouvir pour l’amour des convoiteux. Au contraire, il traite d’"égoïste" l’homme aux appétits effrénés, et l’homme "égoïste" est son ennemi. Il le considère comme tel parce que la capacité de s’accorder avec l’"égoïste" et de le comprendre fait défaut àl’État, il ne saurait en être autrement, ne s’occupe que de lui-même, il n’a cure de mes besoins et ne se soucie de moi que pour m’occire, c’est-à-dire faire de moi un autre Moi, un bon citoyen. Il prend ses dispositions pour "améliorer les moeurs". Et que fait-il pour se gagner les individus ? Il met en oeuvre les moyens spécifiques de l’État. Il ne se lasse pas de faire participer tout le monde àses "biens", aux bienfaits de l’instruction et de la culture. Il vous fait le cadeau de son éducation. Il vous ouvre les portes de ses établissements d’enseignement, il vous donne le moyen d’accéder par les voies de l’industrie àla propriété, c’est-à-dire àl’inféodation. En contrepartie de l’octroi de ce fief, il n’exige de vous que le juste intérêt d’une constante reconnaissance. Mais il est des "ingrats" qui oublient de payer leur redevance. (... )

Dans l’association, tu apportes toute ta puissance, tout ce que tu possèdes, et tu te fais valoir. La société, elle, t’exploite, toi et ta force de travail. Dans la première, tu vis en individualiste, dans la seconde, tu dois travailler àla vigne du seigneur. À la société, tu dois tout ce que tu as et tu es engagé vis-à-vis d’elle, accablé de "devoirs sociaux ". L’association, c’est toi qui t’en sers et, dès que tu ne vois plus rien àen tirer, tu la quittes, tu ne lui dois plus rien, tu n’as pas àlui être fidèle.

La société est, elle, plus que toi, elle t’en impose. L’association n’est rien d’autre que ton outil, que l’épée qui confère àtes forces naturelles plus de tranchant. La société, au contraire, te revendique pour elle. Elle peut exister tout aussi bien sans toi. En bref, la société est sacrée, l’association t’appartient. La société se sert de toi, et c’est toi qui te sers de l’association.

Max Stirner. Extrait de L’unique et sa propriété, 1845.