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Limite, reine de l’asile

jeudi 27 mai 2010

Dans ce monde chaotique, bien
avant que l’administration psychiatrique
n’ait même vent de mon cas,
souvent, seule dans la foule, j’avais
mal. Mal au coeur, au corps, àla
pensée, àla tension entre monde
extérieur et monde intérieur. C’est
dans mon corps que je souffrais de cette tension infernale
puisque le corps est l’interface, puisqu’il est celui qui trahit,
celui dont je n’arrivais plus àmaîtriser la crispation spasmodique
de la mâchoire, la boule qui se nouait dans ma gorge,
l’air soucieux, l’envie délirante de dire stop, j’arrête je ne peux
plus faire un pas, plus un mouvement sans lui accorder toute
mon attention, toute ma concentration, toutes mes ambitions,
sans y mettre toutes mes forces… Mais cette limite de mes
forces, comment ne pas l’éprouver dans l’état d’épuisement
physique et psychique dans lequel j’étais travaillant quatre jours
àla fac et les trois autres pour un patron. Sans un jour de repos
pendant près de neuf mois…

Alors il y a quatre ans, un après-midi de juin, j’ai voulu quitter
ce monde. “ Pourquoi ? Mais tout simplement parce que je l’ai
voulu. †reste j’en suis sà»re la seule réponse que je puisse vous
apporter en toute honnêteté et la seule que vous ayez àaccepter.
Et c’est la raison pour laquelle je ne m’étendrais pas
longuement ici sur les désirs profonds de ma TS, doux euphémisme
médical entré dans le langage courant. Alors, la
journée finissante, dans ma petite salle de bain, au dessus de
l’évier devant un miroir d’une franchise éreintante, j’égrène et
j’avale… les carcasses d’opercules s’accumulent par terre.
Quand le SAMU arrive je suis encore consciente, je monte
dans le camion, je réponds aux questions : quoi, combien, des
mélanges, il y a combien de temps ? Et plus rien…

Quand je me réveille c’est chaud, je suis bien, je veux rester où
je sens, mais on me tire les cheveux, près de la nuque, on essaye de me redresser, moi, je ne veux rien savoir, rien sentir, je veux
juste que l’on me laisse tranquille, et puis surtout je n’y arrive pas,
je ne comprends rien, je suis perdue. Je ne sais pas où je suis,
j’entends confusément du bruit, mais rien, rien ne se connecte,
j’essaye de secouer mon appréhension du monde mais le gouffre
est là, je sais juste que je ne comprends pas. Et
puis on me presse les joues pour m’enfourner de force
quelque chose dans la bouche, la purée dans laquelle je suis
vautrée. De guerre lasse. Il n’y a vraisemblablement absolument
rien àtirer de moi, plusieurs personnes me soutiennent jusqu’à
un lit qui a du m’être attribué, je ne sais toujours pas où je suis,
qui sont ces gens, mais je me replonge dans le sommeil comme
dans une nécessité impérieuse. Première prise de conscience.

Maintenant commence la définition de mes limites en tant que
soignée, malade, patiente, par le lieu même dans lequel je suis.
Le plus généralement une chambre, qu’il m’arrive de partager,
une salle fumeur où je passe le plus clair de mon temps, un
réfectoire et un jardinet clôt. La porte de ma chambre a un
hublot, elle ne ferme bien sà»r pas de l’intérieur et quand les volets
ne sont pas bloqués en position baissée de toute façon je
peux àpeine entrouvrir la fenêtre pour des raisons de sécurité.
Il y a aussi tout un tas de portes fermées, on y remise tout ce
dont je pourrai avoir besoin et auquel aucun d’entre nous (les
fous àgérer) n’a jamais accès sans un tiers de l’administration.
Les serviettes hygiéniques taille obèse incontinent quand j’ai eu le malheur d’avoir mes règles. Les draps, les savons, les dentifrices,
les couvertures, le shampoing, nous n’avons accès à
rien de tout cela. Nous n’avons accès àrien de toute façon.
En tenue bleue, les maigres effets que nos proches ont réussi
àfaire tenir dans une valise nous sont donnés àtitre de récompenses.
Comme, après au minimum une semaine “ d’alitement
†, l’éventuel droit de sortir dans le jardin extérieur, de
faire une àdeux fois par semaine une médiation peinture sur
soie (collection Asile, été 2005). Donc la possibilité cruciale
pour moi de m’échapper une petite heure en courant vers le
tabac pour la clope et le timbre, courir ensuite jusqu’àla boite
aux lettres àl’autre bout des bâtiments et revenir essoufflée
pour la prise de médocs. Il y a aussi la porte fermée de la chambre
d’isolement avec souvent quelqu’un dedans qui tape et crie.
Les infirmières elles-mêmes se remisent dans une salle aux vitres
floutées dont la porte s’entrouvre àpeine sur un sec et
bref “ oui †excédé quand nous avons assez frappé assez longtemps,
bien humbles devant leur pouvoir parce qu’on en peut
plus de tout ce qui se passe dans notre corps sans réponse.

La limite, depuis quelques jours, je l’éprouve aussi dans mon
corps. Depuis mon arrivée en effet, je passe trois àquatre fois
par jour au sacrosaint rituel de la prise de médicaments, des
petites pilules roses, bleues, blanches, des gouttes bien dégueux,
amères, auquel il faut se plier avant chaque repas, ouvrir
le bec, déglutir, dire merci. La dépendance est dans le
rituel, moi je n’ai plus qu’àobserver. Observer car je ne ressens
plus rien, mais alors qu’est ce que je peux avoir soif.
On nous donne des gelées aromatisées immondes
une fois de temps en temps sinon c’est la tête dans
le robinet des douches-chiottes. Que je commence
àfréquenter vraiment souvent, 20 à30 fois par jour
des fois pour boire et uriner. Jusqu’àse faire rencarder
par un vieux qu’àla cuisine on peut demander
des bouteille d’eau minérale. Eux, ils s’en
foutent, ils savent très bien que ça va passer, ils laissent
pisser, sans même aller jusqu’àexpliquer que
c’est “ normal †. Et c’est vrai que ça passe, c’est la
première semaine qui est vraiment dure. Est-ce que c’est vraiment
rassurant de savoir que mon corps s’habitue àquelque
chose d’aussi fort. Non, évidemment. Après, il y a toute la cohorte
d’effets des médicaments que les médecins appellent
“ effets secondaires †et parfois dans l’intimité, “ dommages
collatéraux †. C’est vrai qu’au vu de l’abolition de tout esprit
critique et de toute forme de résistance qui est l’effet recherché,
les autres effets ne peuvent être que secondaires. Pour
moi ce sont des effets tout courts qui s’impriment dans mon
corps et mon crâne àchaque instant. Les montées de lait, les
tremblements, la prise de poids, les crispations de la mâchoire,
dormir le jour et pas la nuit, se mettre àfumer…et j’en passe
dans les effets purement physiques, car les effets psychiques ne
sont pas moins dévastateurs même et surtout parce qu’ils sont
les effets recherchés par les blouses blanches.

Dans mon crâne, tout s’anesthésie, je ne lis plus, je ne pense
plus, je ne réfléchis plus, je ressens. Je ressens le vide, le néant.
Alors bien sur, je ne me révolte plus contre ma condition
d’aliénée et je vais en obtenir des bons points : un stylo, une
feuille, un pull que j’aime pour mettre au dessus de ma tenue.
Mais surtout j’en conçois un dégoà»t de moi àpeine imaginable.
Dans ce monde terne, moche et hostile, je n’ai rien pour
nourrir ma tête, pour nourrir mes rêves et je deviens àl’image
de ce monde une carcasse vide, sans envie, sans projets, sans
ambition pour la vie àvenir. Je meurs àl’intérieur. Et personne
avec qui en parler, avec qui parler tout court, avec qui échanger
n’importe quoi, ça fera l’affaire, un mot, une idée, une pensée,
un bête souvenir…Car mon monde social aussi est clos
Le monde dans lequel je vivais avant mon “ admission †àl’HP n’a plus accès àmoi ni moi àlui depuis que je suis enfermée.
Les visites, comme les appels des proches sont très réglementées
et pour ce qui est des lettres il faut se débrouiller
seul pour les faire sortir. Mon monde se réduit donc surtout à
l’intérieur de l’hôpital, aux patients que je n’ai pas le droit de fréquenter
et auxquels je ne dois surtout pas me confier. Dans le
rapport idéal voulu par les soignants, il faudrait que toutes les
souffrances autour de moi me soient neutres et sans intérêt et
que je n’aie moi-même qu’une envie quand je souffre : aller
frapper àla porte des infirmières. Dans n’importe quel HP, jamais
une patiente n’a le droit ne serait-ce que d’inviter une autre
fille dans sa chambre pour discuter (sauf dans le cas bien sà»r
où elles partagent cette chambre double). La seule salle pour se
retrouver sans les soignants c’est la salle fumeur (qui n’existe
même plus dans certains hôpitaux,
merci Evin), alors je me suis mise à
fumer.Mon alibi pour un tout petitpetit
lien de sociabilité,
pouvoir parler en tête à
tête avec une copine,
enveloppées dans le
brouhaha et le nuage de fumée ambiant, interrompues
sans cesse par quelqu’un qui demande une
clope. L’HP ça coà»te cher en clope parce qu’il n’y
a que ça àfaire et qu’il est en général interdit de
fumer des roulées. Quand àparler aux infirmières
que je n’entraperçois qu’àl’heure des médocs et
aux repas cela n’a rien de très engageant. La médecin
de garde, pour ce qui la concerne, n’est visible que le vendredi
matin. Sans rendez-vous il nous faut attendre devant sa
porte avec dix autres désespérés toute la matinée qu’elle veuille
bien sortir pour l’interpeller car tout passe par elle, clope, sorties,
activités, traitement, téléphone, visite…Tous les rapports
interindividuels sont faussés par des enjeux de pouvoir disproportionnés
ou des conditions voulues insupportables.

Mais ces contraintes ne sont làen réalité que pour
faire accepter àla masse bleue que nous sommes, une réalité
bien plus terrible, une réalité essentielle et que nous n’avions
pas forcément vue de nous mêmes : nous sommes malades.
C’est dans notre être, c’est la chimie dans notre cerveau qui est
déréglée et de ce fait nous devenons des incapables majeurs et
toute notre identité doit se fonder là-dessus : nous sommes
malades, patients, soignés, schizo, mytho, maniaco-dépressifs,
bipolaire, angoissés, suicidaires en sursis... Et c’est pour cela
qu’il est impossible de se construire contre l’HP, parce qu’il
nous faut admettre que nous en avons besoin, parce que de gré
ou de force nous devons accepter leurs lectures de nos “ symptômes
†, nous devons être partie prenante de leurs méthodes thérapeutiques si nous voulons sortir de notre marasme. Il n’y
a qu’un moyen de guérir : le leur.Moi qui n’étais malade que du
monde dans lequel je vivais, alors que ma tentative de suicide
n’avait été qu’une réaction, on m’a persuadée que j’avais telle
maladie et que le traitement àsuivre était celui que l’on m’imposait,
pour mon bien. L’identité de dépressive m’a collé àla
peau plus de quatre années durant. Qui peut s’épanouir, avoir
des projets, des ambitions quand il se reconnaît lui même
comme malade, comme limité par essence, limité par la maladie,
par le traitement, par le lieu dans lequel on lui dispense les
soins. Si l’hôpital a les moyens de sauver in extremis la petite vie
usée dont nous ne voulons plus, en revanche il n’a pas les
moyens de nous guérir. Contrer une tentative de suicide c’est
facile en abrutissant les gens de médicaments ou en les enfermant
jusqu’àqu’ils se calment dans des cellules d’isolement,
mais guérir les douleurs, prendre soin des individus (rendus)
fragiles, parler, sortir quelqu’un de sa solitude et de ses cercles
vicieux, le système psychiatrique en est incapable. La psychiatrie
institutionnelle ne sauve les gens que parce qu’elle a des
gardes-chiourme, des murs, des camisoles chimiques àsa disposition.
L’HP condamne àvivre une vie impossible àaimer.

Il s’en suit trop fréquemment que ce système nous prend complètement
ce droit de vivre nos vies comme nous l’entendons.
Il arrive que la seule issue pour
échapper àsa mainmise soit de partir
les pieds devants. A dix huit ans,
enfermée dans ce monde que l’on
m’imposait, j’ai dà» faire face àla
mort d’un collègue du pavillon 61
qui a avalé du vert pilé. En revenant d’un week-end de permission àla FSEF (fondation santé des
etudiants de france), nous avons appris la pendaison d’un autre
jeune, auquel nous parlions trop peu. Moi, lorsqu’ils m’ont retrouvée,
ils se sont empressés de me détacher, de faire venir le
médecin de garde, de m’abrutir de médocs et de procéder àun
transfert en urgence. Je me suis réveillée de cette absence totale
qui a suivi de façon très immédiate la prise du “ si besoin â€
dans une chambre hermétiquement close et inconnue.
Après cet attentat àla norme occidentale qui voudrait que la
mort ne soit et ne puisse être qu’une fatalité àredouter, je me
retrouve plus que jamais enfermée, dans une cellule d’isolement,
seule, punie, en quelque sorte, et condamnée àréfléchir
en boucle àce qui m’a amenée là. En chambre
d’isolement j’étreins la limite parce qu’il n’y a qu’elle pour répondre
àmes cris, àmes coups sur le plexi du hublot de la
porte blindée...

« Prendre mon mal en patience ½ heure durant encore. Miss bottes cavalières
a décidé que je ne sortirai qu’àpartir de 10 heures. Avec personne
pour me surveiller apparemment. D’ordinaire personne ne me surveille ou
alors très discrètement. Je n’en peux plus d’être en isolement. Ils sont de
nouveau en retard et moi, je ne sais pas pour combien de temps, quelques
minutes, une heure, un oubli total ?... on ne sait jamais vraiment et c’est
cela le pire. C’est cela l’affreux. Enfermés, dépendants du bon vouloir de
celui de l’extérieur, de celui qui a la clef pour la douche, la clope…tout.
Et aujourd’hui c’est une vraie salope…
 Â » [1]

C.

Extrait de Sans Remèdes N°1, Mars 2010.


[1Extrait d’écrits tenus pendant mon internement.