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Mort d’Alexandre Grothendieck : Hommage au défunt ?

vendredi 13 février 2015

Beaucoup ont découvert Alexandre Grothendieck àl’occasion de l’hommage médiatique, écologiste et présidentiel qui vient de lui être rendu suite àson décès le 13 novembre 2014.

La France s’enorgueillit de la disparition de ce « génie national  » – omettant de mentionner que celui-ci resta longtemps, et délibérément, apatride. La « communauté mathématique  » salue l’un de ses plus éminents représentants – se gardant bien d’évoquer les raisons de son retrait de la recherche au début des années 1970. C’est que la situation n’a guère changé et qu’il serait de mauvais ton de rappeler que notre génie démissionna avec fracas de son institut de recherche pour cause de financements militaires ! Inutile que les chercheurs s’inquiètent de la profonde collusion entre l’entreprise scientifique et les pouvoirs militaires et industriels. Mieux vaut semer l’oubli que de petits Grothendieck…

Il est fort tentant de tisser un parallèle entre la célébration de cette disparition et les analyses de Robert Jaulin, grand ami du mathématicien. Pour ce méchant sauvage parmi les anthropologues, l’édification du monumental Crazy Horse Memorial, célébrant le grand chef sioux, visait àétouffer la renaissance de l’American Indian movement et venait parachever l’ethnocide des peuples indiens. Et Jaulin d’enfoncer le clou dans la revue de son ami en 1973 :

« La civilisation occidentale étant partout, et ici d’abord, destructrice des civilisations, elle est par construction une décivilisation : elle engendre une “société cimetière†une société du silence, fà»t-il bruyant.  »

Si ce n’est pas une civilisation qui disparaît avec Grothendieck, que l’on qualifie pudiquement de « personnalité hors norme  », c’est bien toute une culture critique et un des mouvements contestataires parmi les plus subversifs qu’il s’agit d’enterrer.

Mais enfin, me dira-t-on, la presse de cimetière n’a-t-elle pas présenté Grothendieck comme un pionnier de l’écologie ? Oh, si, pour sà»r, l’écologie c’est àla mode ! Yves Cochet, symbole s’il en est de l’écologisme électoral et technocratique, parle même àpropos du défunt d’« une écologie fondamentaliste extrêmement radicale  » (Politis n°1328, 20-26 novembre 2014). Mais quant àsavoir de quoi relève cette radicalité, chacun évite de s’étendre sur ce qui fut le cÅ“ur de l’écologie de Grothendieck : la critique de la science et de la recherche en tant que causes essentielles de la crise écologique !

Plutôt que d’inviter àrelire les textes ou réécouter les conférences qui firent de Grothendieck le plus célèbre représentant du salutaire mouvement d’autocritique des sciences durant les années 1970, on préfère individualiser son engagement, en s’attardant sur l’ermitage dans lequel il se retira progressivement ou en lui opposant l’écologisme associatif de Serge Moscovici, décédé deux jours après lui. C’est pourtant côte àcôte que Moscovici, Grothendieck et Jaulin forgèrent une analyse critique du déploiement impérialiste des sciences « modernes  », de leur prétention àl’universalité, de leur expropriation du sujet, de leur colonisation et destruction de la sphère politique comme des autres civilisations, de leur disqualification et relégation au passé et àla nature des sauvages, des femmes ou des paysans et paysannes… (cf. l’ouvrage collectif, Pourquoi la mathématique, éd. du Seuil, 1974)

Serge Moscovici évoquait comme « première filiation intellectuelle  » du mouvement écologiste la critique de la science portée par des scientifiques comme Grothendieck. Loin de la décroissance de la recherche prônée par ce dernier, de sa critique de l’expertise et sa dénonciation du mythe d’une régulation citoyenne des technosciences, les hommages qui entourent sa mort sont tristement représentatifs de ce que l’écologie veut bien retenir de ses origines.

Céline Pessis.

[Extrait de CQFD n°128, janvier 2015.]


Le mathématicien français Alexandre Grothendieck, qui obtint en 1966 la médaille Fields, l’équivalent du prix Nobel en mathématiques, vient de refuser le prix Crafoord que l’Académie royale des sciences de Suède avait décidé de lui décerner (Le Monde daté 17-18 Avril). Ce prix, d’une valeur de 270 000 dollars (1,54 millions de francs), qu’il devait partager avec l’un de ces anciens élèves, le belge Pierre Deligne, récompense depuis 1982 des chercheurs travaillant dans le domaine des mathématiques, des sciences de la Terre, de l’astronomie et de la biologie. Le géophysicien français Claude Allègre en fut le lauréat en 1986. Dans le texte qui suit et qui est adressé au secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences de Suède, M. Alexandre Grothendieck explique les raisons de son refus.

Les dérives de la « science officielle  »

Je suis sensible àl’honneur que me fait l’Académie royale des sciences de Suède en décidant d’attribuer le prix Crafoord pour cette année, assorti d’une somme importante, en commun àPierre Deligne (qui fut mon élève) et àmoi-même. Cependant je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d’ailleurs aucun autre), et ceci pour les raisons suivantes.

1) Mon salaire de professeur, et même ma retraite àpartir du mois d’octobre prochain, est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins matériels et pour ceux dont j’ai la charge ; donc je n’ai aucun besoin d’argent. Pour ce qui est de la distinction accordée àcertains de mes travaux de fondements, je suis persuadé que la seule épreuve décisive pour la fécondité d’idées ou d’une vision nouvelle est celle du temps. La fécondité se reconnaît àla progéniture, et non par les honneurs.

2) Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels s’adresse un prix prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d’un statut social tel qu’ils ont déjàen abondance et le bien-être matériel et le prestige scientifique, ainsi que tous les pouvoirs et prérogatives qui vont avec. Mais n’est-il pas clair que la surabondance des uns ne peut se faire qu’aux dépens du nécessaire des autres ?

3) Les travaux qui me valent la bienveillante attention de l’Académie royale datent d’il y a vingt-cinq ans, d’une époque où je faisait partie du milieu scientifique et où je partageais pour l’essentiel son esprit et ses valeurs. J’ai quitté ce milieu en 1970 et, sans renoncer pour autant àma passion pour la recherche scientifique, je me suis éloigné intérieurement de plus en plus du milieu des scientifiques.

Or, dans les deux décennies écoulées l’éthique du métier scientifique (tout au moins parmi des mathématiciens) s’est dégradée àun degré tel que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu quasiment une règle générale, et qu’il est en tout cas toléré par tous, y compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques.

Dans ces conditions, accepter d’entrer dans le jeu des prix et des récompenses serait aussi donner ma caution àun esprit et àune évolution, dans le monde scientifique, que je reconnais comme profondément malsains, et d’ailleurs condamnés àdisparaître àbrève échéance tant ils sont suicidaires spirituellement, et même intellectuellement et matériellement.

C’est cette troisième raison qui est pour moi, et de loin, la plus sérieuse. Si j’en fais état, ce n’est nullement dans le but de critiquer les intentions de l’Académie royale dans l’administration des fonds qui lui sont confiés. Je ne doute pas qu’avant la fin du siècle des bouleversements entièrement imprévus vont transformer de fond en comble la notion même que nous avons de la « science  », ses grands objectifs et l’esprit dans lequel s’accomplit le travail scientifique. Nul doute que l’Académie royale fera alors partie des institutions et des personnages qui auront un rôle utile àjouer dans un renouveau sans précédent, après une fin de civilisation également sans précédent…

Je suis désolé de la contrariété que peut représenter pour vous-même et pour l’Académie royale mon refus du prix Crafoord, alors qu’il semblerait qu’une certaine publicité ait d’ores et déjàété donnée àcette attribution, sans l’assurance au préalable de l’accord des lauréats désignés. Pourtant, je n’ai pas manqué de faire mon possible pour donner àconnaître dans le milieu scientifique, et tout particulièrement parmi mes anciens amis et élèves dans le monde mathématique, mes dispositions vis-à-vis de ce milieu et de la « science officielle  » d’aujourd’hui.

Il s’agit d’une longue réflexion, Récoltes et Semailles, sur ma vie de mathématicien, sur la création (et plus particulièrement la création scientifique) en général, qui est devenue en même temps, inopinément, un « tableau de mÅ“urs  » du monde mathématique entre 1950 et aujourd’hui. Un tirage provisoire (en attendant sa parution sous forme de livre), fait par les soins de mon université en deux cents exemplaires, a été distribué presque en totalité parmi mes collègues mathématiciens, et plus particulièrement parmi les géomètres algébristes (qui m’ont fait l’honneur de se souvenir de moi). Pour votre information personnelle, je me permet de vous en envoyer deux fascicules introductifs, sous une enveloppe séparée.

Alexandre Grothendieck, 4 mai 1988.