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« Non non non…  »

Pour une analyse anticitoyenniste des questions d’immigration et de la machine àexpulser

mercredi 5 décembre 2012

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« Pour faire pleurer les gens, vous devez pleurer
vous-mêmes. Si vous voulez les faire rire, vous devez
garder un visage sérieux.  »

Giovanni Casanova

Pour le militant citoyenniste et droit-de-l’hommiste,
il pourrait s’avérer incommode d’analyser les rouages
de la machine àexpulser en les reliant au monde qui
les produit plutôt qu’àune suite de rackets
émotionnels et d’appels àla logique du scandale. Car
il sera toujours plus confortable d’agiter le spectre du
« fascisme ànos portes  » pour pouvoir se poser en
sauveurs, que de se donner les moyens d’une analyse
radicale des politiques migratoires. D’abord parce
qu’il est toujours plus agréable lorsque l’on se regarde
dans le miroir social, d’y voir l’héroïsme résistant du
combattant républicain. Aussi parce que convaincre
l’opinion publique, ce mythe, c’est agiter des
épouvantails dans un rapport émotionnel
indépassable.

***

Il faut commencer par se souvenir que l’immigration
ne désigne pas seulement le fait de séjourner dans un
bout de terre àl’étranger. Si l’immigration est
généralement un mouvement de déplacement de la
force de travail d’une région àune autre, ou la fuite
d’un pays par crainte de persécutions ou suite àdes
catastrophes écologiques, elle reste toujours une
errance àla recherche de meilleures conditions de
vie. Mais l’immigration reste la plupart du temps liée
au travail, aussi vrai que l’économie est
intrinsèquement liée àl’exploitation d’une main
d’oeuvre, qu’elle soit importée ou locale.

Pour voyager ou vagabonder, il faut pouvoir fournir
certaines garanties, c’est ce qui départage les
migrants des touristes. C’est notamment pour cela
que l’immigration n’est pas vécue, contrairement au
tourisme, comme un plaisir. Il y a déjàbeaucoup de
la contrainte dans la nécessité de travailler, ici
comme ailleurs, et il y en a d’autant plus dans celle de
quitter ses proches pour s’avilir àla tâche, aller
sacrifier ses désirs individuels pour une communauté
ou poiroter des mois et des mois sous la coupe de
structures humanitaires afin d’obtenir un (très)
hypothétique titre de séjour.

Concrètement, l’exploitation des sans-papiers, que ce
soit dans la restauration, le BTP, la confection, la
culture saisonnière ou ailleurs, permet d’abaisser le
coà»t global du travail, ainsi que la norme et les
canons de sa pénibilité, si bizarrement flexibles pour
ceux qui ne la subissent pas. Habituellement
réservées aux pays plus pauvres ou àcertains
secteurs, les pires conditions d’exploitations
s’élargissent peu àpeu àd’autres catégories
d’exploités, en participant àun mouvement plus
général d’appauvrissement matériel des populations.

La logique de la machine àexpulser relève d’une
logique toute démocratique de banale gestion de
l’économie. Abaisser le coà»t du travail en bas, c’est
bien entendu élever les revenus du haut. Il est parfois
préférable d’importer de la main d’oeuvre que de
délocaliser les lieux de travail pour des raisons
évidentes de rendement et de rentabilité. Et, si le
business de l’immigration n’est pas prêt de s’arrêter
de fleurir, c’est qu’associée àl’idéologie du progrès, la
standardisation des conditions toujours plus
minables de survie de tout un chacun ne peut que
renforcer les bénéfices, le jus tiré de chaque citron
humain. Au bonheur de l’Etat, lorsqu’il travaille, se
loge ou consomme, l’immigré se voit taxé et imposé,
comme tous. L’argent n’a pas de couleur tout autant
que les politiques migratoires ne sont pas à
proprement parler racistes, mais objectivement
travaillistes et capitalistes. C’est aussi ce manque
d’analyse qui pousse des pauvres àse jalouser dans
ce véritable scénario de guerre civile qui gagne
toujours plus de terrain.

Démonter ces raisonnements simplificateurs, sur les
questions d’immigration comme ailleurs, c’est déjà
démonter la politique qui s’insinue dans nos luttes
par des rapports quantitatifs et artificiels de
conscientisation qui ne
peuvent que mener àun
appauvrissement général de l’
analyse, c’est opérer un saut
qualitatif de la politique àla
révolte de perspective
antiautoritaire. Les divers
mouvements autour des
questions d’immigration, qu’ils
soient citoyennistes, droit-de-l’hommistes
ou humanitaires,
en faisant appel àla tactique
du scandale sous prétexte de
responsabiliser les citoyens, ne
font que se déresponsabiliser
de leur rôle dans la machine à
expulser. Ceux qui nous
exhortaient àvoter Chirac en
2002 pour « faire barrage au fascisme  » sont les
mêmes aujourd’hui qui se plaignent des lois votées
sous son mandat, ceux qui se plaignent de la gestion
désastreuse des CRA et du système dans sa totalité
sont les mêmes qui soutiennent la logique de leur
cogestion, CIMADE en tête.

***

Dans un monde qui semble de plus en plus se
transformer en une multitude de camps aux diverses
fonctions mais de même nature -qu’ils servent àfixer
la main d’oeuvre (comme les camps de réfugiés et les
bidonvilles) ou àla déporter (comme les camps de
rétention)- il faudrait aussi pouvoir, si la démarche
est bien celle de l’analyse critique et radicale de la
machine àexpulser, rendre compte de quelques faits
qui parlent.

Le processus dépouillé de l’expulsion peut être
rapporté simplement : une rafle permet de ramasser
une poignée de sans-papiers. Dans cette poignée, une
partie sera relâchée qui pourra reprendre le traintrain
quotidien de son exploitation avec toujours plus
de peur au bide, sachant que la peur a toujours eu
comme atout pour la domination d’être contagieuse,
de se diffuser et de permettre au contrôle de
s’intérioriser en chacun afin d’essayer de rendre la
coercition superflue : le stade achevé de la
domination démocratique. « Tiens toi àcarreau, la
prochaine sera la bonne  » dit le keuf àla sortie d’une
« vérification d’identité  ». Une autre partie sera
foutue en CRA et parmi ceux-là, certains seront
relâchés sans suite en attendant la prochaine rafle, le
prochain contrôle d’identité et le prochain
internement forcé dont la banalité sera
proportionnelle àsa fréquence. D’autres, environ la
moitié, seront effectivement expulsés.

En arrêter beaucoup, en enfermer plusieurs et en
expulser quelques-uns sert àdistiller la peur en tous.
La machine àexpulser, au delàde la « simple  »
expulsion, vise àla domestication des travailleurs les
plus pauvres, qu’ils soient immigrés ou non. C’est
cette peur làqui est recherchée. D’un coté, elle
renforce la paix sociale et l’incapacité de chacun àse
réapproprier sa vie, de l’autre, elle procure aux
patrons une main d’oeuvre docile. Conjuguée au
chantage de la nécessité du travail, la peur est le
terreau de l’esclavage, d’une nouvelle race de travail
forcé qui gagne du terrain de jour en jour.

On est alors bien loin des analyses politiciennes et
réformistes teintées de catastrophisme et de Grand-Guignol qui voudraient voir en tel ou tel pantin
temporaire de l’Etat un « nouveau Pétain  », ou dans
telle ou telle nouvelle loi « une dérive raciste  »,
comme si le droit démocratique et le système légal
n’étaient pas intrinsèquement discriminatoires. Il y a
dans tout cela une cohérence et un réalisme dont ne
peuvent pas se vanter les analyses citoyennistes et
droit-de-l’hommistes : Cette logique est celle du
capitalisme et du droit, de la société de domination et
des mécanismes d’oppression, tous complémentaires.

Il faudra bien plus que des « non non non…  », des
photographies géantes d’enfants pourtant si
mignons, des éloges de la famille unie et autres tire-larmes
hollywoodiens pour venir àbout de la
machine àexpulser, un premier grain de sable à
mettre dans ses rouages pourrait être une analyse à
la racine de ses mécanismes qui, en lieu et place de la
complainte et du gémissement, permettrait de
s’organiser pour retrouver des perspectives
offensives contre tous les assauts de la domination,
sans oublier en chemin de détruire la machine à
expulser, ses centres de rétention et toutes les
prisons.

Il y aura toujours mieux àbrà»ler qu’un cierge…

Extrait de Guerre au Paradis N°1, journal anarchiste, mars 2010, Paris.