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Paroles d’un révolté - Préface de Reclus àun livre de Kropotkine

Élisée Reclus (1885)

samedi 28 juillet 2012

Depuis deux ans et demi, Pierre Kropotkine est en prison, retranché de la société de ses semblables. Sa peine est dure, mais le silence qu’on lui impose sur les sujets qui lui tiennent le plus àcÅ“ur est bien autrement pénible : sa captivité serait moins lourde s’il n’était bâillonné. Des mois, des années se passeront peut-être avant que l’usage de la parole lui ait été rendu et qu’il puisse reprendre avec ses compagnons les conversations interrompues.

Le temps de recueillement forcé que doit subir notre ami ne sera certainement point perdu, mais il nous paraît bien long ! La vie s’enfuit rapidement, et nous voyons avec tristesse s’écouler les semaines et les mois pendant lesquels cette voix honnête et fière entre toutes ne sera point entendue. En échange, que de banalités nous seront ressassées, que de paroles mensongères viendront nous blesser, que de demi-vérités intéressées bourdonneront ànos oreilles ! Il nous tarde d’entendre un de ces langages sincères et sans réticence qui proclament hardiment le droit.

Mais si le prisonnier de Clairvaux n’a plus la liberté de s’entretenir du fond de sa cellule avec ses compagnons, du moins ceux-ci peuvent-ils se souvenir de leur ami, et recueillir les paroles qu’il prononça jadis. C’est làun devoir qu’il m’est possible de remplir et je m’y consacre avec bonheur. Les articles que Kropotkine écrivit, de 1870 à1882, dans le journal « anarchiste  » le Révolté, m’ont paru de nature àêtre publiés en volume, d’autant mieux qu’ils ne se sont pas succédés au hasard des événements, mais qu’ils se suivent dans un ordre logique. La véhémence de la pensée leur a donné l’unité nécessaire. Fidèle àla méthode scientifique, l’auteur expose d’abord la situation générale de la société, avec ses hontes, ses vices, ses éléments de discorde et de guerre ; il étudie les phénomènes de décrépitude que présentent les États et nous montre les lézardes qui s’ouvrent, les ruines qui s’accumulent. Puis il développe les faits d’expérience que l’histoire contemporaine nous offre dans le sens de l’évolution anarchique, il en indique la signification précise et en tire l’enseignement qu’ils comportent. Enfin, dans le chapitre l’Expropriation, il résume ses idées, telles qu’elles ressortent de l’observation et de l’expérience, et fait appel aux hommes de bonne volonté qui ne se contentent pas de savoir, mais qui veulent agir.

Je n’ai pas àfaire ici l’éloge de l’auteur. Il est mon ami, et si je disais le bien que je pense de lui on pourrait me soupçonner d’aveuglement ou m’accuser de partialité. Qu’il me suffise de m’en rapporter àl’opinion de ses juges, de ses geôliers même. Parmi ceux qui de près ou de loin ont observé sa vie, il n’est personne qui ne le respecte, qui ne témoigne de sa haute intelligence et de son cÅ“ur, débordant de bonté, personne qui ne le reconnaisse comme véritablement noble et pur. Et d’ailleurs, n’est-ce pas àses qualités mêmes qu’il a dà» de connaître l’exil et la captivité ? Son crime est d’aimer les pauvres et les faibles ; son forfait est d’avoir plaidé leur cause. L’opinion publique est unanime àrespecter cet homme, et cependant elle ne s’étonne point de voir les portes de la prison se fermer obstinément sur lui, tant il semble naturel que la supériorité se paie et que le dévouement soit accompagné de souffrances. Il est impossible de voir Kropotkine dans le préau de la maison centrale et d’échanger un salut avec lui sans se demander : « Et moi, pourquoi donc suis-je libre ? Serait-ce peut-être parce que je ne le vaux pas ?  »

Toutefois les lecteurs de ce livre ont moins às’occuper de la personne de l’auteur que de la valeur des idées qu’il expose. Ces idées, je les soumets avec confiance aux hommes droits qui ne formulent pas leur jugement sur un ouvrage avant de l’avoir ouvert, sur une opinion avant de l’avoir entendue. Faites table rase de vos préjugés, apprenez àvous dégager temporairement de vos intérêts, et lisez ces pages en cherchant simplement la vérité sans vous préoccuper actuellement de l’application. L’auteur ne vous demande qu’une chose, de partager pour un moment son idéal, le bonheur de tous, non celui de quelques privilégiés. Si ce désir, si fugitif qu’il soit, est vraiment sincère, et non pas un pur caprice de votre fantaisie, une image qui passe devant vos yeux, il est probable que vous serez bientôt d’accord avec l’écrivain. Si vous partagez ses vÅ“ux, vous comprendrez ses paroles. Mais vous savez d’avance que ces idées ne vous mèneront point aux honneurs ; elles ne seront jamais récompensées par une place àgros appointements ; peut-être vous attireront-elles plutôt la méfiance de vos anciens amis, ou quelque coup brutal venu d’en haut. Si vous cherchez la justice, attendez-vous àsubir l’iniquité.

Au moment où se publie cet ouvrage, la France est en pleine crise électorale. Je n’ai point la naïveté de recommander la lecture de ce livre aux candidats, — ils ont d’autres « devoirs  » àremplir, mais je convie les électeurs àprendre en main les Paroles d’un Révolté, et je leur signale tout spécialement le chapitre intitulé le Gouvernement Représentatif. Ils y verront comment sera justifiée leur confiance dans ces hommes qui surgissent de toutes parts pour briguer l’honneur de représenter leurs concitoyens au Parlement. Maintenant tout est pour le mieux. Les candidats sont omniscients et infaillibles ; mais que seront les mandataires ? Quand ils auront enfin leur part de royauté, ne seront-ils pas fatalement saisis par le vertige du pouvoir, et, comme des rois, dispensés de toute sagesse et de toute vertu ? Fussent-ils décidés àtenir ces promesses qu’ils ont tant prodiguées, comment maintiendraient-ils leur dignité au milieu de la tourbe des quémandeurs et des conseillers ? En supposant qu’ils soient entrés vertueux àla Chambre, comment pourraient-ils en sortir autrement que viciés ! Sous l’influence de ce milieu d’intrigues, on les voit tourner de gauche àdroite, comme s’ils étaient entraînés par un mécanisme fatal : bonshommes d’horloge qui paraissent d’un air superbe et frappent avec bruit sur le cadran, puis bientôt après tournent le dos pour s’engouffrer piteusement dans la paroi.

Ce n’est point dans le choix de nouveaux maîtres qu’est le salut. Faut-il donc que nous, anarchistes, les ennemis du christianisme, nous rappelions àtoute une société qui se prétend chrétienne ces mots d’un homme dont elle a fait un Dieu : « Ne dites àpersonne : Maître, Maître !  » Que chacun reste le maître de soi-même ; Ne vous tournez point vers les chaires officielles, ni vers cette bruyante tribune, dans la vaine attente d’une parole de liberté. Écoutez plutôt les voix qui sortent d’en bas, dussent-elles passer àtravers les grilles d’un cachot.

Élisée Reclus
Clarens (Suisse), 1er octobre 1885.
Préface de Paroles d’un révolté de Pierre Kropotkine, 1895, recueil d’écrits parus dans le journal Le Révolté dans les années 1880-1882