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Protester contre l’éducation historique
Par Friedrich Nietzsche (1876)
mardi 25 juillet 2017
Traquant les dangers inhérents aux études historiques, nous nous sommes trouvés plus que quiconque exposés à ces dangers ; nous portons nous-mêmes les stigÂmates des souffrances que l’excès d’histoire appelle sur les hommes d’aujourd’hui, et je ne me dissimule pas que ces pages, par la démesure de la critique et l’immaturité des sentiments, par leurs sauts fréquents de l’ironie au cynisme, de la fierté au scepticisme, trahissent la faiblesse de la perÂsonnalité qui caractérise l’époque moderne.
Je me fie pourÂtant à la puissance inspiratrice qui, à défaut de génie, a conduit ma barque, je me fie à la jeunesse, qui ne m’aura pas égaré en m’obligeant à protester contre l’éducation historique que l’homme moderne donne à sa jeunesse, à exiger que l’homme apprenne avant tout à vivre et n’utilise l’histoire que pour mieux servir cette vie dont il fait l’apprentissage. On doit être jeune pour comprendre cette protestation, je dirai même, vu le précoce vieillissement de notre jeunesse actuelle, qu’on ne peut presque être assez jeune pour sentir encore contre quoi, au juste, cette protestation s’élève. Je m’aiderai ici d’un exemple. Il n’y a guère plus d’un siècle qu’on a vu s’éveiller en Allemagne, chez quelques jeunes gens, un instinct naturel pour ce qu’on nomme la poésie. Mais croit-on que les générations précédentes ou contemÂporaines se soient fait faute de parler de cet art tellement étranger, tellement contraire à leur nature ? On sait au contraire qu’elles ont consacré toutes leurs forces à médiÂter, écrire, disputer sur la “poésie †, ajoutant aux mots des mots, des mots et toujours plus de mots. Le fait que le mot de “poésie†se soit alors éveillé à la vie n’a pas immédiateÂment signifié la mort de ces faiseurs de mots qui, en un certain sens, existent encore aujourd’hui : car s’il ne faut, selon la formule de Gibbon, que du temps, mais beaucoup de temps, pour que disparaisse un monde, il ne faut aussi que du temps, mais encore beaucoup plus de temps, pour qu’en Allemagne, le “pays du petit à petit †, disparaisse une idée fausse. Quoi qu’il en soit, il y a peut-être, depuis un siècle, cent hommes de plus qui savent ce qu’est la poésie. Peut-être y aura-t-il encore, dans un siècle, cent hommes de plus qui auront entre-temps aussi appris ce qu’est la civiliÂsation et qui sauront que les Allemands n’ont jusqu’à préÂsent pas eu de civilisation, malgré tous leurs discours et toutes leurs fanfaronnades. A ceux-là , la satisfaction générale des Allemands au sujet de leur “culture†paraîtra tout aussi incroyable et inepte qu’à nous l’idée jadis admise du classicisme de Gottsched ou la prétention de faire de Ramier un Pindare allemand. Ils jugeront peut-être que cette culture n’a guère été qu’une sorte de savoir sur la culÂture, et un savoir de surcroît fort erroné et superficiel, pour autant qu’on supportait la contradiction entre la vie et la connaissance, et qu’on restait aveugle à ce qui caractérise la culture des peuples vraiment civilisés : le fait que la civilisaÂtion ne peut croître et fleurir que si elle s’enracine dans la vie. Chez les Allemands, au contraire, la civilisation est piquée sur la vie comme une fleur de papier, ou versée desÂsus comme un nappage de sucre, et devra pour cette raison toujours rester mensongère et inféconde. Or c’est justeÂment de cette idée fausse et inféconde de la civilisation que procède, en Allemagne, l’éducation de la jeunesse : son but, dans une perspective pure et idéale, n’est nullement de former l’esprit libre et cultivé, mais le savant, l’homme de science que l’on peut utiliser le plus tôt possible et qui se tient à l’écart de la vie pour mieux la connaître ; son résulÂtat, dans une perspective vulgairement empirique, est d’enÂgendrer le philistin de la culture nourri d’esthétique et d’histoire, le bavard sénile et prétentieux toujours prêt à discourir sur l’Etat, l’Eglise et l’Art, l’esprit capable de s’apÂproprier mille et une choses, l’estomac insatiable qui ne sait pourtant pas ce que sont une vraie faim et une vraie soif. Or une éducation ayant un tel but et un tel résultat soit une éducation contre-nature, c’est ce que seul peut sentir l’individu qui n’a pas encore été complètement formé en son sein, c’est ce que seul peut sentir l’instinct naturel de la jeunesse qui n’a pas encore été artificiellement et violemÂment brisé par une telle éducation. Mais si au contraire l’on veut briser cette éducation, il faut aider la jeunesse à se faire entendre, il faut jeter sur sa résistance instinctive la lumière du concept, lui permettre de prendre conscience d’elle-même et de s’exprimer bien haut. Mais comment atteindre un but aussi extraordinaire ?
Tout d’abord en détruisant la croyance superstitieuse en la nécessité de cette opération éducative. On suggère qu’il n’est pas d’autre réalité possible que notre misérable réalité actuelle. Qu’on examine sur ce point la littérature scolaire et pédagogique des dernières décennies : on s’apercevra avec une surprise peinée combien, malgré la diversité des propositions, malgré la violence des contradictions, tout le monde s’accorde sur la finalité globale de l’éducation : parÂtout, on admet sans plus de réflexion que ce qui a été jusÂqu’ici le produit de l’éducation, l’“ homme cultivé†tel qu’on l’entend aujourd’hui, constitue aussi le fondement nécesÂsaire et raisonnable de toute éducation future. Ce canon universel pourrait être à peu près formulé de la façon suiÂvante : le jeune homme doit débuter, non pas par une connaissance de la vie, encore moins par une expérience directe de la vie, mais par un savoir sur la culture. Ce savoir doit être infusé ou insufflé à l’élève sous forme de connaissance historique ; c’est-à -dire qu’on farcit sa tête d’un nombre formidable d’idées tirées de la connaissance extrêmement indirecte des temps et des peuples du passé, non du sentiment immédiat de la vie. Son désir de faire ses propres expériences et de les sentir s’organiser en lui comme un système vivant et cohérent, ce désir se trouve étouffé et comme grisé par la somptueuse illusion qu’il est possible, en peu d’années, de recueillir en soi-même les expériences les plus sublimes et les plus remarquables des époques passées, et particulièrement des plus grandes d’entre elles. C’est tout à fait la même méthode extravagante qui promène nos jeunes artistes dans les galeries et les musées, au lieu de les amener dans l’atelier d’un maître et, avant tout, dans l’unique atelier de ce maître unique qu’est la nature. Comme si on pouvait, en déambulant une heure à travers l’histoire, surprendre les secrets et les recettes des époques passées, leur voler leur fruit le plus spécifique ! Comme si la vie elle-même n’était pas un métier qu’il faut apprendre du début et sans relâche, qu’il faut exercer sans ménagement, si on ne veut pas qu’elle donne le jour à une rampante engeance de bavards et d’incapables !
[/ Friedrich Nietzsche. /]
[Considérations inactuelles, II., Utilité et inconvénients de l’histoire, (Pléiade, p.167-169).]