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Sur la responsabilité individuelle

samedi 2 août 2008

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Nos gestes, nos actions, nos paroles portent en eux le monde que nous avons àcÅ“ur. Un monde différent de celui-ci, un lieu où – usons un peu de rhétorique – la liberté de chacun s’étend àl’infini avec celle des autres. Non pas un paradis terrestre, non pas « l’utopie  » d’une vie a priori exempte de violences ou des contradictions humaines, et encore moins une masse d’égaux.
La société des individus : c’est celle que nous voulons, c’est pour elle que nous continuons ànous battre.

Et c’est « au nom  » de la liberté de chaque homme singulier, au-delàde toute autre catégorisation, que nous continuons àpenser qu’aujourd’hui est déjàun morceau de demain. Parce que, au-delàdes possibilités plus ou moins réelles de voir la situation de cette planète être un jour renversée, la société que nous désirons peut déjàs’entrevoir àprésent, dans la réalité de l’affrontement, dans la cohérence entre les moyens que nous utilisons dans la guerre contre l’Etat et les fins de l’émancipation souhaitée.
Certes, dans une société où le pouvoir tire son suc chaque jour de l’aliénation dévorante, où le contrôle (àtravers des innovations technologiques et scientifiques permanentes) asphyxie tout aspect du quotidien en niant désormais toute possibilité de « dérobade  », il paraît difficile d’échapper au chantage qui oppose la logique de la résignation àcelle de la Guerre (civile et militaire). Plus encore, il semble difficile de trouver la manière de déserter, de combattre en « partisans  » et pas en soldats, de s’opposer en libres individus aux masses vouées au massacre civil ou àl’esclavage.
C’est difficile, mais ce n’est pas impossible. Au moins nous obstinons-nous àvouloir le croire, parce que de même qu’aucun vaisseau ne peut être construit àpartir de planches vermoulues – quand bien même seraient-elles bon marché et faciles àtrouver – aucune liberté ne peut naître de l’autorité, de ses moyens et de sa logique.
Alors, tout comme nous avons toujours refusé de participer aux Guerres militaires, àprésent, et avec encore plus de force, nous devons déserter et nous opposer àla Guerre civile.
Les armées, tous types d’armées, sont la négation de l’individu. Tout soldat (avec ou sans uniforme) est – potentiellement – en soi un terroriste : il l’est àpartir du moment où il n’oppose pas soi, mais son propre camp, àun autre. Les « masses  », les « races  », les « nations  », « le Peuple  », « la Classe  » : voilàles mots par lesquels on nomme le refus de sa propre liberté et de sa propre unicité, voilàles mots avec lesquels l’homme cesse d’être tel et devient un soldat.
Ce n’est pas la « cause  » qui sépare des autres et pour laquelle on combat qui porte l’être humain à« devenir  » terroriste, soldat, mais son exact opposé : la communion réciproque des différents camps en présence en une idéologie unique : celle qui nie toute responsabilité individuelle au nom de la sacralité d’une cause réputée supérieure.

L’homme devenu soldat ne se reconnaît pas soi-même en tant qu’individu mais comme faisant partie de quelque chose de plus grand (un peuple, une armée, une religion, une classe), et pour laquelle il agit en conséquence. Face àlui, sous ses coups, ses bombes, ses paroles, ce ne sont pas des êtres singuliers, chacun avec des responsabilités différentes et particulières, mais des masses anonymes, déshumanisées et dévalorisées. En deux mots, ennemies.
Ce n’est donc pas l’acte en soi qui transforme l’homme en « militaire  » mais plutôt le mécanisme, l’idéologie. Même l’apparence de justesse ou de bien fondé d’une « cause  » – qui àpremière vue peut nous sembler « sympathique  » – peut devenir, en y faisant plus attention, ouvertement réactionnaire. Ceci, parce qu’elle est basée sur la non reconnaissance de l’individu, parce qu’elle ne tient pas compte des responsabilités de chacun, parce qu’elle est massificatrice.
La liberté (ou le bien) du peuple (ou pire d’un peuple) est un concept abstrait, ne signifie absolument rien dans un rapport àla réalité. Disons que c’est un simple artifice rhétorique avec lequel la politique creuse la tombe des nigauds prêts ày croire. La liberté appartient àl’homme, dans sa singularité sans aucune autre acception et exception.
Et tout individu a, justement au nom de cette liberté, sa propre responsabilité, sa propre capacité d’agir, sa propre possibilité de penser. En bien comme en mal. N’importe quel présupposé qui nie ce principe porte en lui un caractère liberticide, prépare la perpétuation d’une société basée sur l’autorité et sur la politique, et peut justifier et absoudre tout massacre.
Les actions conduites en tant que « sujet politique  » et contre d’autres « sujets politiques  » au nom de la Liberté resteront toujours àl’intérieur de la politique, dans la logique de la Guerre.

Un jeune Palestinien par exemple, membre d’une organisation nationaliste, qui fait un massacre de soldats ou de civils demeure dans cette même dimension idéologique : les responsabilités individuelles ne comptent pas parce que les Israéliens, tous les Israéliens, sont des ennemis. Parce que ce qui est important, au-delàdu poids des responsabilités de chacun des hommes qu’il a tués, est de frapper l’autorité adverse, est la pression qui s’exerce sur des pouvoirs ennemis. Au nom de la victoire… la fin justifie tout moyen.
En forçant le trait, mais pas tant que cela, le même raisonnement – avec les petites différences d’usage – vaut pour les organisations islamistes face aux « occidentaux  », pour « nos  » soldats en mission àl’extérieur face aux « dangereux barbares qui menacent notre civilisation  », pour ETA et consorts face àcertains gouvernements. Et pourquoi pas, pour trop de révolutionnaires, face àla bourgeoisie.
Ce ne sont que quelques exemples parmi les plus éclatants, que nous ne citons pas pour éteindre les esprits des enragés de ce monde, mais pour empêcher que les flammes continuent àse développer vers la guerre civile.
Parce que nous avons malheureusement souvent vu dans l’histoire « les feux  » brà»ler l’oxygène aux possibilités de libération.

Disons le de façon claire et nette : il n’a jamais été aussi nécessaire que maintenant d’attaquer. Mais attaquer signifie prendre la responsabilité de ce que l’on fait en tant qu’individu. Reconnaître nos responsabilités et les reconnaître chez l’adversaire. Cela signifie que chaque homme doit faire siennes les conséquences de ce qu’il choisit et de ce qu’il fait, sans pour autant se transformer en « sujet politique ».
Nous, en tant qu’individus, nous luttons pour l’affirmation de l’individu et contre des individus : on ne tire pas « sur des uniformes  » mais sur des hommes, on ne frappe pas la bourgeoisie mais des hommes, on n’attaque pas des idéologies mais des hommes. Si nous voulons que l’homme soit libre, nous devons reconnaître l’humanité et l’unicité même dans le pire des ennemis.
Les processus totalitaires se sont depuis toujours fondés sur la dés-humanisation de l’adversaire. Or il devrait être évident – rien qu’en ayant en mémoire le passé récent et en regardant le présent tragique – que nous devons tenter le chemin opposé.
Un chemin capable d’abandonner toute idéologie et tout calcul politique est un chemin difficile àparcourir, mais qui peut – si on en a le courage – ouvrir mille possibilités. Certes, il en faut du courage pour se retrouver orphelin d’hypothèses et de perspectives dans un monde toujours plus difficile àcomprendre. Il serait plus simple de continuer dans la logique des « catégories  », des camps pour le moins dépassés entre sujets, sans comprendre le mécanisme et la dynamique dans leur ensemble.
Le fait est que cette absence, ce vide, ne constitue pas une limite en soi. L’affirmation de la responsabilité individuelle ouvre aux « orphelins  » le champ des possibilités d’interventions révolutionnaires. Reconnaître l’individualité et l’humanité de l’oppresseur et de l’exploiteur ne limite ni la critique ni l’action, mais augmente – en tenant présent toute de la complexité des responsabilités et des rôles sociaux – leur potentiel offensif.
Tant que l’individu a une possibilité de choix – si minime soit-elle par rapport àl’existant –, le fait d’accepter une fonction d’oppression particulière àl’intérieur du mécanisme social ne l’exempte pas de ses propres actes, mais le rend plus abject encore dans son humanité et pour son humanité même.
Une évaluation lucide des responsabilités individuelles devient donc une arme. Une arme qui, chargée de la conscience du mécanisme social, peut tirer àcoups de critiques et de pratiques sans s’enrayer dans le marécage de l’impuissance et de l’apologie.

Le pouvoir n’a pas besoin d’autres apologistes de la violence : il assume très bien cette fonction tout seul. Les hommes tuent et se révoltent avec nous ou malgré nous, la question est uniquement le pourquoi ils le font.
Les actes de tuer, de faire du mal àun être humain sont – au moins pour l’auteur – toujours quelque chose de désagréable ou de moche, précisément parce qu’ils sont bien sà»r intrinsèquement autoritaires. Si, sur le chemin de la révolte contre cette société d’abus en tout genre, de tels actes doivent être accomplis (et il me semble évident que les puissants ne lâcheront pas volontairement leurs privilèges), ces actes doivent être au moins corrélés ouvertement et clairement àla raison, au rêve, àla fin, qui motivent le geste.
Si ces actes, les gestes des enragés, avaient été ou étaient finalement devenus quelque chose qui tend àla liberté, s’ils avaient porté ou voulu porter en eux la fin, le pourquoi, il est clair que tout le débat sur la « légitimité  » de la violence aurait pu s’éteindre. Les intentions des politiciens (de profession ou du mouvement), tout comme le vide des rien-à-foutre-je-suis-enragé seraient devenus clairs. En somme, la différence substantielle entre la violence qui tend àla liberté et celle qui tend àl’autorité apparaîtrait clairement.

Dans cette vision « utopique  », les débats sur le comment faire, sur l’exemplarité, sur la revendication historique, sur le chemin àprendre pourraient mener àune évaluation sereine des erreurs du passé et des possibilités – grâce aux erreurs précédentes – du futur.
Pourquoi débattre àpropos d’Emile Henry au sein du « mouvement  » libertaire et anarchiste (comme c’est le cas dans cette revue) ? Pourquoi supporter encore cette fausse diatribe entre ceux qui veulent voir – de manière idéologique – dans un acte du passé « le sens même d’un acte révolutionnaire  » et ceux qui veulent – de manière politique – le discréditer parce qu’il est embarrassant ?
Soyons clair : les bombes contre « une catégorie  » peuvent exprimer la haine contre un monde, une société, des responsabilités sociales. Cela, avec une analyse grossièrement sociologique. Elles ne peuvent pourtant pas exprimer les responsabilités particulières des individus : le banquier parvenu, le domestique, le lèche-cul des patrons, le serveur, l’employé arriviste, le secrétaire « bien installé et qui s’en satisfait  » etc. etc. Tous ne peuvent être mis dans le même sac.
Robespierre est mort et il n’est d’aucun intérêt àl’exhumer. La cécité qui « condamne  » àmort, qui frappe « dans le tas  » en comptant les bourgeois – et en oubliant les esclaves – n’est donc pas intéressante. Elle est surtout odieuse.
On peut comprendre les passions, la haine, les expectatives, la rancœur des nombreux Emile Henry qui ont fait trembler et tourmenté cette société infâme, mais on ne peut pas en faire l’apologie – aujourd’hui moins que jamais.
Les Emile Henry qui ont peuplé et peuplent cette société sont souvent « sympathiques  », sensibles, intelligents, de bons auteurs et des personnes courageuses, mais tout cela ne peut nous faire oublier le principe de base selon lequel on doit reconnaître àchacun sa propre responsabilité. Il n’est absolument pas acceptable qu’une seule vie soit sacrifiée au nom de l’action ou de la cause. En l’occurrence, la cause – s’il s’agit de celle pour la liberté – perdrait toute valeur si une échelle de responsabilité n’y était pas reconnue, si elle portait dans l’action le principe militariste, celui qui frappe dans le tas.
Et frapper dans le tas, pour être encore plus clair, ne signifie pas seulement tuer ou blesser de nombreuses personnes. Cela veut dire faire des calculs sur le nombre de victimes àsubdiviser entre celles touchées pour leur responsabilité réelle et celles touchées par « dommages collatéraux  » (si l’on reprend un vocabulaire militaire àla mode). Cela veut dire être oublieux de l’existence des individus au nom de la politique.
On peut définir le fait de « frapper dans le tas  » comme le fait de prévoir que ne serait-ce qu’une seule personne exempte de responsabilité spécifique soit volontairement atteinte. Revenons ànotre exemple historique : il n’est pas vrai qu’Emile Henry ait frappé dans « le tas des bourgeois  », pour la simple raison, qu’étaient bien sà»r présentes àl’intérieur du lieu qu’il a fait sauter en l’air un certain nombre de personnes qui n’avaient rien àvoir avec les responsabilités que l’anarchiste voulait attaquer. Emile Henry a donc « frappé dans le tas  » et basta.
Disant cela, nous ne souhaitons pas dénigrer ici un aspect de l’histoire anarchiste, nous dissocier en idées des tragédies du mouvement. Il ne nous intéresse pas non plus d’être des apologistes de tout ce qui est « anarchiste  », de regarder « notre  » passé de manière acritique, de lancer une polémique historique et stérile.
La chose importante que ces quelques lignes tentent de mettre en discussion est la relation entre l’histoire et un certain type de construction idéologique que nous percevons comme un danger, au sens révolutionnaire.
Si, comme nous l’avons dit, la Guerre civile est en train de s’étendre àtoute la planète avec sa charge de barbarie, il devient alors inévitable pour nous de mettre l’accent sur les caractéristiques d’une telle guerre, sur ses raisons historiques et idéologiques, sur des racines culturelles et politiques profondes qui, partout dans le monde, trouvent leur source dans les folles pratiques des hommes en guerre.
Partir du présupposé, malheureusement pas si évident, que tout terrorisme ne peut que pousser dans un sens opposé àl’affirmation de notre individualité devient centrale en temps de guerre. Une affirmation de principe donc, dans ce texte sans conclusion. Et, espérons, le début d’un débat aujourd’hui plus que jamais urgent.

Extrait d’A Corps Perdu N°1, revue anarchiste internationale, téléchargeable dans la fanzinotheque.