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Survivre

dimanche 7 juin 2020

La vraie vie est ailleurs… Mais où ? Où donc ?
Ici ! Puisque c’est du présent dont nous sommes en permanence séparés...
« Nous ne sommes pas au monde  », écrit Rimbaud, juste après « la vraie vie est absente  », esquissant d’un coup la tension entre l’utopie et ce présent où « nous ne sommes pas au monde  ». Si nous ne sommes pas au monde, alors c’est àl’être, ici et maintenant, que nous cherchons ; et ce serait alors cela que pratique toute tension révolutionnaire qui ne sépare pas le désir de « changer la vie  » de celui de « transformer le monde  » – intégralement, et non pas sur des morceaux de terre étroits.

Aux Fleurs Arctiques, cela fait justement un certain temps que des discussions confrontent la perspective révolutionnaire àtoutes ces formes d’ailleurs, qui se situent soit hors du temps (avenir, religion, morales…), soit qui se replient sur des refuges du présent (pensées de l’alternative, de la sécession, de la destitution…) – une discussion « Â La révolution est-elle un mirage ?  » poursuivait la lecture d’un texte du Rétif « Â Vers les mirages  » en voulant chercher les possibles (sans limites !) àmême le présent. Un poème de 1844 de Heine, que nous joignons àce troisième volet des Feuilles Antarctiques, et qui débute le recueil de poésies romantiques et ironiques Germania. Un conte d’hiver, relie le désir révolutionnaire àun refus de « Â cette survie  », de cette vie de labeur et de misère, où il n’y a pas de « Â pois gourmands  » pour tout le monde… Il nous semble justement intéressant de proposer des pistes pour commencer àdévelopper en ce moment une réflexion critique autour de la « Â survie  », qui pourrait se poursuivre lors des permanences actuelles, par mail, ou au fil des Feuilles Antarctiques qui continueront àêtre partagées tous les lundis, et dont nous espérons des échanges quant aux pistes de réflexion !

Critiquer, dans une perspective révolutionnaire et réellement émancipatrice, la survie en tant que réduction et abaissement des possibilités de la vie humaine, c’est justement s’opposer àtout ce qui, dans les logiques gestionnaires (exacerbées par la pandémie et la crise économique) mesurent, évaluent, jugent et trient des vies pour la simple survie du système capitaliste – édictant la survie de telle vie pouvant produire de la valeur, anéantissant des vies jugées inutiles. La critique matérialiste de Fredy Perlman dans La reproduction de la vie quotidienne (1969) nous semble àmême d’offrir des outils pour penser une critique de la survie sans réintroduire des formes de jugement sur la vie qui opposeraient telle vie àtelle autre en les hiérarchisant, et en finissant dans ce couperet moral : voici ce qui vaut la peine d’être vécu. Car en effet, il nous a semblé que certaines formes de critiques de la « Â survie  » pouvaient très vite retomber dans d’ancestraux relents moralisateurs qui voudraient culpabiliser une « Â vie biologique  » fantasmée, réintroduisant la transcendance d’une autre vie, par-delàl’animal qui survit, àatteindre. Or la perspective révolutionnaire peut se passer de ces catégories moribondes, critiquer la réduction des possibilités sans évaluer le présent vécu àl’aune d’une image idéale arrêtée. Au lieu de penser le monde en termes de vides, de manques, de mesures, de choses àcombler, bref, de devoir-être (faisant de la survie une sous-vie), la perspective révolutionnaire peut àl’inverse proposer une critique de ce qui survit (et ce qui survit, en ce moment, cela pourrait être toute l’horreur d’un contrôle social et sanitaire gestionnaire – horreur soulignée par le texte « Â Depuis petits, déjà...  », que nous joignons àcette Feuille –, mais aussi les habitudes et les accoutumances àce contrôle qui se logent dans le corps, dans la mémoire, dans la teneur des relations humaines), critique menée au nom de la possibilité réelle, cette possibilité singulière du cÅ“ur qui bat – que nous retrouvons dans la proposition Le cÅ“ur bat, exprimée sur un blog (lecoeurbat.noblogs) et dans des affiches que nous joignons àce feuillet.
C’est justement la puissance de l’espoir àmême le présent, àmême le temps qui passe et qui laisse des traces, pouvant être de fond en comble misérable et désolé, meurtrier, que nous retrouvons aux Fleurs Arctiques dans les cycles de films sur les kaijus et le post-apocalyptique. Quand le pire est déjàlà, l’apocalypse permanente, actée, pensée, quand il n’y a rien àgarder, toute brèche est envisageable au présent. Il y a justement de ces scènes dans les films post-apocalyptiques où le geste de la pure survie sans lendemains et le geste d’un ailleurs fou fusionnent en un seul, àla Mad Max fury road, rejetant définitivement les catégories morales dépréciant la vie humaine. Cet élan qui court dans le post-apocalyptique apporte une perspective au problème interrogé par un texte publié dans Diavolo in corpo, àpropos de l’incendie de Tokaimura en 1999 : qu’est-ce qui change dans l’expérience humaine, lorsque l’imaginaire « Â vieux comme le monde  » d’une destruction totale du monde devient une possibilité pratique tangible au présent ?

Cet ensemble de pistes àsuivre nous semble alors pouvoir former le terrain provisoire d’une épineuse tension : la perspective révolutionnaire, si elle refuse toute forme de réduction de la vie àdes entités qui la surplombent, la sous-bassent ou la diminuent, devant néanmoins s’efforcer de porter un regard lucide sur la condition présente de la vie, se trouve alors tiraillée entre le refus du devoir-être qui sacrifie une part du présent àl’économie de l’avenir et la valorisation d’une de la lutte qui s’inscrit forcément dans une projectualité, même si elle s’exprime de manière ténue, et s’aimante vers un horizon ou un devenir. La semaine dernière, dans le numéro 2 des Feuilles Antarctiques consacré àl’anti-psychiatrie, nous avions justement joint un passage de La Borde ou le droit àla folie qui critiquait la perspective, courante dans les milieux militants, consistant àévincer la réalité de la souffrance en la résumant àses causes sociales et économiques, qu’il s’agirait simplement d’abolir pour « Â guérir  » tout le monde. Cette perspective militante réintroduisait la perspective d’un manque, l’image d’une personne souffrante rabaissée au rang de sous-homme en raison de sa prétendue incapacité àlutter ici et maintenant, comme si le « Â militant  » était l’imago mundi de la vraie vie àvenir. Alors s’il est évident que nous souhaitons lutter contre la possibilité de porter un tel regard sur la souffrance, le délire, la folie, le désespoir, il n’en reste pas moins que le regard àtrouver n’est pas aisé, navigant en eaux troubles entre ce refus du devoir-être et la valorisation de la lutte. Et peut-être simplement que, l’un et l’autre s’équilibrant, il n’est pas de formule magique qui permette de répondre àcette tension essentielle.
C’est en quelque sorte cette tension que nous avons voulu restituer en associant deux textes d’Albert Libertad (« Â Aux résignés  » et « Â La joie de vivre  »), brà»lants appels àla lutte et au désir de vivre, et les thèses de Walter Benjamin publiées sous le titre Sur le concept d’histoire, qui soulignent, elles, l’impossibilité pour la perspective révolutionnaire d’exister sans porter un regard sur la souffrance, la mémoire, le passé, regard qui ne chercherait toutefois pas àles justifier au nom d’une utopie future – mais chercherait au contraire àles remettre en jeu dans une lutte au présent, avec amour et poésie.

[Introduction du n°3 des Feuilles Antarctiques.]