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GREENPEACE ou la dépossession des luttes écologistes

Histoire, fonctionnement interne et positionnement politique avant, pendant et après Valognes

samedi 8 décembre 2012

Greenpeace est une association internationale bien connue qui milite pour la défense de
l’environnement. Parfois encensée, parfois dénigrée, on parle rarement de sa forme
organisationnelle, de ses choix stratégiques, de ses positions et pratiques dans les luttes
écologistes. Pourtant, l’image mythifiée et intouchable de cette organisation en prendrait un sacré
coup... Et c’est bien parce qu’il y a eu prise de position par celle-ci au moment de l’action
antinucléaire de Valognes qu’il devient urgent que celles et ceux qui luttent se positionnent eux
aussi. En connaissance de causes.

L’analyse de l’histoire de Greenpeace, de son fonctionnement au sein de ses divers échelons
(Greenpeace International/Greenpeace France ; adhérents-donateurs, travailleurs intermittents de la
collecte de fonds, bénévoles des groupes locaux, activistes, salariés-permanents, administrateurs),
méritent une attention particulière.

Brève histoire de Greenpeace : et pourquoi pas en faire une entreprise ?

Greenpeace est née en 1971, lorsqu’un groupe de hippies s’interpose en zodiac au large de
Vancouver pour empêcher les essais nucléaires américains. L’action directe est un échec, mais la
mobilisation qui suit va contraindre les Etats-Unis àrenoncer aux essais dans cette zone. La forte
couverture médiatique de cette action s’explique par le fait qu’un nombre important de membres du
groupe sont eux-mêmes journalistes, ou proches des médias. C’est le cas par exemple de Bob Hunter
(journaliste au Vancouver Sun). Rapidement, le groupe se structure et adopte l’action directe non-
violente associée àune intense médiatisation pour relayer leur message écologiste. Cette non-
violence s’inscrit d’ailleurs en partie dans la religion des quakers, dont Irving Stowe était membre et
pasteur. Quant àla stratégie médiatique de Greenpeace, elle découle donc de son histoire.
Les années 1970 et 1980 sont, de l’aveu de militants de cette époque, assez « bordéliques Â ».
D’autres campagnes sont menées, notamment contre les baleiniers et les chasseurs de phoques.
L’ancien entrepreneur Mac Taggart, qui a rejoint Greenpeace lors de la campagne de 1972 contre les
essais nucléaires français àMururoa, fonde alors la branche internationale de Greenpeace et prend
la présidence en 1979. Certains membres historiques de Greenpeace qualifieront cette prise de
pouvoir de « putsch Â » – les conditions de création des bureaux internationaux et le procès sur la
propriété du nom « Greenpeace Â » montrent en tout cas une absence de cohésion àce moment. Il
semble qu’un conflit entre valeurs initiales et devenir de Greenpeace se soit joué ici. L’association
commence par la suite àse structurer et àse développer.
Très vite, le groupe au fonctionnement informel et dont la préoccupation principale est
l’action militante va se transformer en appareil associatif
. Comme le dit Sylvain Lefevre dans
« Greenpeace, des hippies au lobby Â » (Ecorev’ n°21, 2000, page 81), la structure internationale est
très pyramidale (ressources àreverser àGreenpeace internationale, choix des campagnes àmener
etc.), une forte professionnalisation tant des dirigeants que des « activistes Â » (formations
spécifiques) se met progressivement en place, l’apparition de lobbyistes salariés modifient
sensiblement les perspectives et les objectifs de Greenpeace, et enfin le management investit
l’organisation (importance du pôle communication-collecte de fonds, profils des dirigeants,
importation de techniques issues du monde de l’entreprise, notamment pour la collecte de fonds).
Cette structuration va provoquer des scissions au sein des fondateurs (Sea Sheperd Society par
exemple). Dès lors, son influence réelle sur le mouvement écologiste mondial sera àmettre en
parallèle avec une défiance pour certains du fait de certaines dérives organisationnelles et politiques.
1985 est une année charnière pour Greenpeace. Le Rainbow Warrior, bateau de
l’association, est coulé par les services secrets français, tuant un photographe. Cela aura des effets
inattendus : le budget global des bureaux nationaux passe de 2 millions d’euros à40 millions, par une
nette augmentation des dons, mais aussi par les dommages et intérêts payés par l’Etat français,
comme le souligne Sylvain Lefevre dans sa thèse Mobiliser les gens, mobiliser l’argent : les ONG au
prisme du modèle entrepreneurial
(2008, pages 241-242). En 1990, le budget atteint 200 millions
d’euros. Greenpeace est donc dans une période de forte expansion, àl’exception du bureau français
qui est fermé pendant plusieurs années (de 1985 à1988), licenciements àl’appui. Un désaccord
entre l’équipe française et Greenpeace International semble être àl’origine de cette décision, en plus
de la situation particulière des relations avec les autorités françaises. Dès 1984, les activistes
historiques de Greenpeace France, Katia Kanas et Jacky Bonnemains en tête, sont contestés en
interne, notamment pour être trop axés sur le nucléaire. Derrière, il y a le spectre d’une infiltration
par les services secrets. Quoiqu’il en soit, les deux fondateurs entameront une grève de la faim pour
protester contre leur licenciement, et auraient été chassés du local de Greenpeace dans lequel ils
tenaient position par la violence (sic), selon le journaliste Bannelier (L’évènement du jeudi, 7/13
septembre 1995). Par la suite, l’association s’endette, entre en conflit avec Greenpeace International,
et finit par être dissoute.
De nouvelles pratiques s’élaborent ou s’intensifient àGreenpeace dans ces années. Un
bureau spécialisé dans le lobbying est par exemple créé àBruxelles, où siègent les députés
européens, en 1989. Un nouveau directeur est nommé àla tête de Greenpeace International en
1995, qui oriente explicitement l’organisation vers le management et tourne la page du militantisme
« bricolé Â » historique. Ce directeur, Thilo Bode, est issu du monde de l’entreprise, et plus
précisément de l’électricité et de la sidérurgie. Il a surtout développé Greenpeace Allemagne entre
1989 et 1995, en en faisant le bureau national le plus puissant et le premier financeur de
l’administration internationale, et de loin.
A partir de ce moment-là, des collaborations avec des entreprises pour commercialiser des
produits estampillés « Ã©cologiques Â » vont se mettre en place. L’expertise et le lobbying deviennent
les activités les plus routinières de l’association, laissant l’action directe quelque peu de côté. La
professionnalisation s’accroît, augmentant significativement le nombre de permanents et diminuant
l’influence des bénévoles. Cette professionnalisation ira jusqu’àdévelopper des formations àdes
bénévoles choisis pour devenir « activistes Â » et mener les actions médiatisées. L’organisation se
centralise d’autant plus, notamment sur les relations avec les médias. Thilo Bode est favorable à
l’ « Ã©comanagement Â », et souhaite restreindre le lieu de prise de décisions pour éviter les altérations.
En 1997, tous les bureaux nationaux doivent devenir indépendants financièrement, et sont
donc poussés àfaire usage de la collecte de fonds dans les rues. En France, l’instabilité financière et
les difficultés pour relancer le bureau suite àla fermeture après l’affaire Rainbow Warrior confortent
le choix de la collecte dans les rues.
A partir des années 2000, Greenpeace a de nouveau réorienté son action, vers davantage de
lobbying et d’expertise, associant l’action directe àdes logiques de concertations. Historiquement
rétive àtoute collaboration, elle a de nouveau transformé son projet, ce qui ne se passe pas sans
critiques internes. Nous voyons donc que Greenpeace a connu une histoire mouvementée, qui
s’oriente clairement vers une stratégie de plus en plus organisationnelle qui importe des pratiques
managériales du monde des entreprises.

L’horizontalité ? Pas mon truc...

Greenpeace est ce qu’on appelle une Organisation Non-Gouvernementale, c’est-à-dire une
organisation àbut non-lucratif et indépendante qui intervient dans le champ international. Mais c’est
surtout un appareil associatif de par sa taille et son fonctionnement. En 2010, l’organisation compte
2,9 millions d’adhérents et emploie 1 200 salariés, pour un budget global de 200 millions d’euros. Ses
recettes proviennent des dons de ses adhérents et de fondations. Greenpeace International emploie
àAmsterdam environ deux-cents personnes. Elle est financée par les bureaux nationaux, et en
particulier par le bureau allemand (plus de 45 millions d’euros de dons), le bureau des Pays-Bas (près
de 25 millions), le bureau des Etats-Unis (25 millions environ). Le bureau français est en septième
position en 2010, mais en pleine expansion, avec environ 12 millions d’euros. Greenpeace
International est l’organisation centrale qui décide de l’ouverture – et de la fermeture – des bureaux,
arbitre le choix des campagnes, coordonne les actions internationales et dispose de la logistique
lourde (bateaux, hélicoptère etc.). Le système de vote favorise les bureaux nationaux les plus riches.
Chaque bureau national est représenté par un délégué dans une assemblée constituante.
Greenpeace France est une association loi de 1901 créée pour la première fois en 1977. Elle
compte 65 salariés, 140 000 adhérents-donateurs, pour un budget de douze millions d’euros en
2010. C’est un bureau en développement, qui s’est fixé l’objectif de prendre la cinquième position en
terme de collecte de fonds et de rattraper les géants. De 23 000 adhérents-donateurs en 1998, il est
passé àplus de 100 000 en 2008. Les dons sont de 90E/an en moyenne. 82% se font par prélèvement
automatique. Les dons sont en partie collectés directement dans la rue, et Greenpeace a été la
première àfaire ceci en France. Un projet de don par Internet serait en cours.
Une assemblée statutaire annuelle (au minimum) regroupe quinze membres élus par les
adhérents et quinze membres nommés par l’assemblée sortante, ce qui favorise le non-
renouvellement des fonctions décisionnelles. Cette assemblée restreinte vote le budget et désigne le
Conseil d’Administration pour trois ans. Le Conseil d’Administration est lui-même réduit, puisqu’il est
composé de six membres – ce qui est peu pour une association de 140 000 adhérents. Nous sommes
donc explicitement dans un fonctionnement centralisé qui vise la stabilité, ce qui veut dire aussi qu’il
favorise la stratification et la bureaucratisation.
Greenpeace France est surtout dirigé par un Directeur général. Selon Nicolino, qui a été
membre de l’assemblée statutaire (peut-être entre 2002 et 2007, lui-même n’étant pas sà»r des
dates), celle-ci est avant tout une « chambre d’enregistrement Â » (2011, page 109-110). Quant au
directeur, il est clairement au cœur des processus décisionnels, et dirige les permanents dont les
bureaux sont àParis. Les dépenses administratives étaient de l’ordre de 10% du budget en 2010. Le
recrutement du directeur est comparable àcelui d’une entreprise classique, avec la mise en place
d’un profil et d’un appel public. En 2011, les termes d’ « efficacité Â » et de « communication Â » sont en
bonne place dans le profil, il est exigé la poursuite des « efforts de professionnalisation Â », tandis que
des expériences « de management Â » et « de leadership Â » sont demandées. En 1997, selon Fabrice
Nicolino, Greenpeace a même fait appel àun cabinet de recrutement (2011, page 97).
Pascal Husting a été directeur entre 2005 et 2011. Il est issu du monde de la finance : après
avoir enseigné, il est entré dans le cabinet conseil Grant Thornton au Luxembourg, « Ã l’époque le
septième derrière les big six, dit-il. Rien ne me prédisposait àentrer dans ce milieu-là, si ce n’est
l’envie de gagner de l’argent. [...] Rien ne me prédisposait àentrer chez Greenpeace qui
m’apparaissait comme un mouvement de sympathiques défenseurs de baleines Â » (Le Nouvel
économiste
, mars 2011). Il est ensuite coopté pour devenir le directeur de la collecte de fonds à
Greenpeace Luxembourg, avant de devenir directeur de Greenpeace France. On retrouve làla
porosité entre entreprises privées et associations qui semble se généraliser. Un membre haut placé
d’Electricité De France expliquait, lors d’un séminaire de sociologie àCaen en 2009, que lui-même
avait été abordé par Greenpeace pour entrer àun poste de direction. Ses positions sur le nucléaire
tendaient pourtant assez clairement àle défendre (les risques du nucléaire s’incarnaient très
sérieusement pour lui dans plusieurs jets de dés, dont les résultats étaient notés sur un tableau de
probabilité... Paraît que c’est un des plus écolos...).
En-dessous de l’administration centrale de Greenpeace France, on trouve les groupes locaux
de bénévoles. Leur rôle est avant tout de répercuter les campagnes nationales ou internationales à
l’échelon local, àtravers des actions de sensibilisation, de diffusion d’informations, de participation à
des manifestations etc. Ces groupes sont en 2008 au nombre de vingt-huit, comptant en moyenne
une quinzaine de bénévoles. Ils sont créés en parallèle de la mise en place de collectes de fonds de
rue, dans les années 1990, ce qui correspond àune nouvelle phase de Greenpeace France et plus
largement de Greenpeace International.
Ces groupes locaux ont un statut juridique qui ne leur confère pas d’autonomie. Leur
création relève du Conseil d’Administration national, sur proposition du directeur. Le coordinateur
du groupe est désigné par le bureau national, avec un mouvement sur le poste très faible. Le groupe
local n’est pas une entité juridique propre ; il est donc sous tutelle de l’administration nationale,
elle-même dépendante de Greenpeace International.
Les prérogatives sont limitées, conformément
au règlement intérieur dont Lefevre donne le détail (2008, page 369) : informations, relais des
campagnes nationales, activités thématiques spécifiques qui entrent dans le cadre du mandat de
Greenpeace et après accord du directeur national. Nous sommes clairement dans un fonctionnement
pyramidal, bureaucratique et stratifié. D’ailleurs, l’organisation non démocratique est revendiquée
par les dirigeants associatifs. Pascal Husting le confirme dans une interview : « nous sommes une
organisation qui assume un fonctionnement pyramidal, avec un management et un comité
directeur Â » (Le nouvel économiste, 08/12/2010). DéjàBruno Rebelle, ancien directeur, se félicitait du
temps de réaction très court de Greenpeace suite au naufrage du pétrolier Erika en 1999, alors que
les autres grandes associations environnementalistes devaient attendre le prochain conseil
d’administration. De fait, la décision de réagir, et sur les modalités de réaction, avait été prise une
demi-heure après le naufrage, par lui seul...
De plus, les groupes locaux sont dépendants financièrement des bureaux nationaux, et ce
pour chaque action envisagée. Il n’existe aucun fond de roulement. Le contrôle du national sur le
local se joue aussi via les formations de bénévoles. Chaque activiste est choisi par le coordinateur
pour faire partie du cercle restreint, entouré de mystère, des activistes. Ceux -ci sont formés pour que
chaque action entre dans les « standards Â » de l’association, de même que le comportement de
chaque activiste doit être conforme pendant l’action.
Pour autant, les groupes locaux sont valorisés par la communication de Greenpeace
(International et France). Cette valorisation peut apparaître àcertains égards comme un rachat
symbolique de la domination d’une administration centrale de salariés et administrateurs, elle-même
sous autorité d’une administration internationale, sur les bénévoles. Les rites de valorisation
publique de l’engagement bénévole peuvent appuyer cette hypothèse, notamment après les
actions : si le discours porte sur les bénévoles et les valorise, il est formulé par un permanent, c’est-à-dire un responsable hiérarchique.
Cette domination de la structure sur les bénévoles révèle un paradoxe : si le bénévole est
valorisé, il se retrouve en même temps dans des situations. Et pour cause : on pourrait se demander
pourquoi maintenir des bénévoles dans une organisation managériale, largement professionnalisée
et pyramidale... Mais il y a làun enjeu stratégique, qui est de maintenir l’image d’une association
proche des gens, ancrée sur le territoire et imbriquée dans les luttes sociales.
Finalement, Greenpeace est comme une pyramide, avec àson sommet l’administration
d’Amsterdam (Greenpeace International), puis les bureaux nationaux (ici, Greenpeace France).
L’administration nationale est dirigée par un Conseil d’Administration restreint élu par une
assemblée statutaire elle-même très réduite. A côté, le directeur dirige les permanents, qui sont au
cœur du fonctionnement de l’association. Cette administration nationale domine les groupes locaux
de bénévoles et les activistes – ces derniers sont cependant les symboles de Greenpeace. Au dernier
échelon, nous trouvons les donateurs-adhérents, qui refilent juste l’argent.
Il faut cependant ajouter les travailleurs intermittents de la collecte de f onds. Si celle-ci n’est
pas externalisée formellement, et dépend d’un service spécialisé, les collecteurs sont bien des
travailleurs précaires qui ne sont pas membres de Greenpeace. La recherche d’argent est comme mis
àl’extérieur, àcôté, évacué de l’association aux activités « nobles Â ».

La professionnalisation, c’est mon dada...

On assiste àune logique de professionnalisation forte au sein de Greenpeace, avec un recrutement
classique. C’est une logique qui n’a cessé de croître. Et si le nombre de permanents s’est stabilisé
depuis le début des années 2000 (65 en 2010), la professionnalisation se situe désormais dans les
façons de recruter et de « manager Â », et se déplace vers les bénévoles. Pascal Husting est très clair
sur le sujet :

« L’objectif peut se résumer ainsi : au lieu d’être des militants exerçant une profession dans
le monde associatif, devenons des professionnels qui continuent àmiliter. Nous sommes
donc sortis de la logique voulant qu’un salarié de Greenpeace soit recruté de manière
prioritaire parmi les militants. Ce qui a bien sà»r engendré des tensions énormes en
interne. Sur les 45 salariés présents au moment de mon arrivée, 25 ont quitté Greenpeace.
Certains sont partis parce qu’ils n’arrivaient plus àsuivre cette logique de professionnalisation, d’autres ont été licenciés mais de manière motivée et aucun recours
devant le conseil des prud’hommes n’a été gagné Â » (Le nouvel économiste, 08/12/2010).

Nous voyons clairement que cette logique de professionnalisation accompagne le fonctionnement
pyramidal et très hiérarchisé. La professionnalisation se décide en haut lieu, et semble assez
implacable. Des salariés militants sont donc licenciés. Il n’est pas évident de trouver des différences
avec ce qui peut se passer dans le secteur des entreprises privées.
Quant aux personnes recrutées chez Greenpeace, elles le sont davantage pour leurs
compétences que pour leur engagement. Le profil de recrutement est celui d’une entreprise
classique, comme le confirme Pascal Husting : « Ã©tudes supérieures, très motivés, enthousiastes,
positifs, dynamiques, goà»t du contact, du terrain, et du travail en équipe, ténacité, expérience
vente Â » (Libération du 7/02/2000). L’expérience demandée en vente tend àmontrer qu’il existe une
certaine porosité entre monde de l’entreprise et Greenpeace, ce que nous confirmerons plus loin.
La professionnalisation est telle àGreenpeace que la division du travail opère même dans
l’activisme : des formations poussées, des actions portées par des spécialistes parfois salariés
plutôt que par des bénévoles, choix minutieux des bénévoles par les coordinateurs des groupes
locaux qui font remonter les noms jusqu’àla direction, nette séparation entre bénévoles et activistes.

« Nos activistes, déclare Pascal Husting, [...] sont formés aux actions de confrontation non-violente, ce qui demande une discipline et une psychologie
bien spécifiques car il n’est pas facile de se faire taper dessus pour relâcher un cadenas ou
un tuyau utilisé pour bloquer une voie ferrée par exemple. [...] Pour ceux devant franchir des
édifices divers comme des bateaux, que nous appelons les “grimpeurs†, des stages de
formation réguliers sont organisés. Ceci diffuse certes une image un peu paramilitaire,
mais pour maintenir de la non-violence dans l’action, la détermination, la motivation et
une discipline sans faille sont indispensables Â ». Les activistes sont choisis parmi les bénévoles les plus
engagés, suivent des formations et entrent dans un monde àpart et secret, détaché des groupes
locaux et autour duquel peu de choses ne filtrent vers les bénévoles et adhérents – mis àpart les
actions médiatisées, une fois effectuées, finalité de ces formations. Si le secret est nécessaire àce
type d’action, pour éviter le contrôle des policiers, la manière dont fonctionne ce détachement
particulier que sont les activistes dépossède encore plus les bénévoles et les adhérents-donateurs de
ce qui est, finalement, leur association – d’autant plus qu’ils n’ont pas le droit de faire eux-mêmes
des actions au nom de Greenpeace.
Cette professionnalisation implique une soumission des bénévoles aux permanents, et
renforce la hiérarchisation de l’association :

« L’organisation de Greenpeace repose sur des chargés de campagne, dit Pascal Husting. Viennent
ensuite les “activistes†. Ce terme pose des problèmes mais c’est une traduction littérale du terme
britannique “activist†qui se distingue bien de la notion de militant, dont la valeur ajoutée dans le
contexte politique me semble très limitée. Les militants acceptent une subordination totale aux
permanents. Certes, la tentation peut exister de prolonger une action et de vouloir aller plus loin, mais
une fois en action, la chaîne de commandement s’impose. Avant chaque action, un brief très précis sur
nos intentions est organisé, avec la possibilité de ne pas participer pour ceux qui sont en désaccord sur
la finalité de l’action ! Â » (Le nouvel économiste, 08/12/2010).

Outre le fait que la professionnalisation entraîne des rapports de subordination classiques entre
employeurs et employés – àceci près que le syndicalisme est très faible, voire inexistant, dans le
milieu associatif – nous sommes ici dans un retournement des principes de l’association. En effet, les
salariés sont censés être au service de l’association, qui est avant tout définie par ses bénévoles. Or,
àGreenpeace, ce sont bien les permanents qui fixent le projet et les objectifs de l’association. Par
ailleurs, les termes utilisés ne sont pas neutres : « valeur ajoutée Â », qui confirme l’orientation
managériale, ou « chaîne de commandement Â », qui renforce l’aspect paramilitaire, avec la hiérarchie
qui l’accompagne.

Le capitalisme, c’est pas si mal que ça... Et le management, c’est plutôt chouette !

La collecte de fonds est un enjeu majeur pour Greenpeace, qui refuse toute subvention.
L’organisation s’autofinance via les donateurs-adhérents. En 2004, la collecte dans les rues
représentait plus de 25% du budget cumulé des bureaux nationaux. Il s’agit donc d’un enjeu
stratégique majeur, mais qui tend àfavoriser des dérives managériales et marchandes. Le
programme « Direct Dialogue Â », créé en 1997 en France, est délégué àdes collecteurs formés et
rémunérés qui ne font pour la plupart pas partie de l’association. Cependant, contrairement à
d’autres associations, Greenpeace ne délègue pas àdes agences extérieures cette activité. Ce qui a
aussi un coà»t : 35% du budget 2010 était alloué àla recherche de fonds, dont 13% au programme
« Direct Dialogue Â ». Un tiers de l’argent récolté sert àrécolter de l’argent.
La collecte dans les rues a été mise en place en France pour la première fois par Greenpeace.
Il ne s’agit pas seulement de collecter des fonds, mais surtout de recruter de nouveaux adhérents : le
donateur devient membre àpart entière de Greenpeace – bien qu’on n’attende rien d’autre de lui
que sa contribution financière. Le programme a été un succès rapide : entre 1998 et 2008, il
rapportait chaque année 13 000 nouveaux adhérents en moyenne, rappelle Lefevre (2008, page
234). Il ciblait principalement les jeunes, jusque làpeu sollicités.
Le début du programme « Direct Dialogue Â » est largement issu du marketing des entreprises.
Un script est àapprendre par cÅ“ur, pour « détendre juste avant de reprendre [...] sur les
coordonnées bancaires Â » (extrait du script des collecteurs de 1998, cité par Lefevre, 2008, page 253).
Le fait que ce soit « pour la bonne cause Â » justifie, pour les responsables de Greenpeace, le
« marketing direct pur Â » et le fait d’ « acheter Â » des adhérents, comme le révèle Lefevre (2008, page
259). La philosophie est àpeu près que « tous les moyens sont bons, tant que la cause est juste Â » -
c’est-à-dire que les principes ne pèsent pas lourd par rapport àl’efficacité. Utilitarisme, quand tu
nous tiens...
En 2001, le programme, jugé trop marketing par les collecteurs et chefs d’équipe, ainsi que
par les bénévoles et activistes, se transforme. De nouveaux responsables, participants et critiques de
l’ancien programme, sont mis en place. Les nouveaux objectifs se situent davantage dans la qualité
de la rencontre. Symbole de ce changement, le script n’est plus imposé, mais écrit par chacun des
collecteurs pour lui-même. Mais évidemment, c’est aussi parce que cette personnalisation est jugée
plus productive qu’elle se met en place.
Le recrutement est classique, basé sur la répartie dans des jeux de rôle. Les collecteurs sont
recrutés pour un àdeux mois, bien qu’ils peuvent décider de postuler plus longtemps et sur d’autres
lieux et moments de collecte. La formation, décrite par Lefevre, commence par un clip trépidant sur
les actions spectaculaires de Greenpeace, signifiant aux futurs collecteurs l’entrée dans l’association.
L’accent est mis sur l’identification aux activistes de l’association, tandis que l’humour et la
confession sont sans cesse mobilisés par le formateur (2008, pages 296-297). Le message passé est
aussi celui du professionnalisme exigé : rémunération légèrement au-dessus du salaire minimum,
possibilités d’être rembauchés – voire de faire « carrière Â » et de devenir chef d’équipe (tiens, comme
chez McDo).
Les collecteurs sont rémunérés sur une base fixe, àlaquelle s’ajoutent parfois des primes
selon les résultats. La journée du collecteur commence par un débriefing du chef d’équipe, qui fixe
les objectifs de rendement, et se termine par un débriefing où la production de chacun est rendue
publique. Un quota minimum en termes de résultats est souvent fixé. Nous sommes bien, du début à
la fin, dans le cadre de techniques managériales issues du monde de l’entreprise. Làaussi, le
management est de rigueur, comme la précarité pour ces salariés.
Cette reproduction de techniques managériales et commerciales dans l’association heurte
cependant un grand nombre de militants, qui associent les combats écologistes àune critique du
capitalisme. Par ailleurs, l’attachement associatif est dévalué en acte de consommation fugace : c’est
cela l’adhérent-donateur. Les bénévoles historiques se trouvent d’ailleurs ébranlés par ce nouveau
mode d’adhésion. De plus, les collecteurs ne sont pas membres de Greenpeace, et parlent pourtant
en son nom. Ce mode de financement n’est pas sans provoquer des clivages au sein de Greenpeace,
entre les activistes d’une part, et les administrateurs et salariés, notamment du service collecte et
communication, d’autre part. C’est aussi le cas entre les bénévoles et les collecteurs ou les
adhérents-donateurs. C’est aussi une ligne de fracture entre les vétérans qui ont embrassé une
carrière militante et de nouveaux venus aux profils plus spécialisés et moins militants : diplômés
d’écoles de commerce, anciens travailleurs d’agences de publicité et de marketing etc. Or, le service
collecte et communication prenant de l’ampleur, ce type de profil est de plus en plus fréquent chez
Greenpeace.
Nous avons un parfait exemple avec Pascal Husting, dont nous avons dressé le parcours
professionnel auparavant. Issu de la finance, il exprime bien ce transfert entre entreprises et
appareils associatifs qui favorisent l’importation des techniques managériales
. Nous pouvons aussi
citer le parcours de Bruno Rebelle, son prédécesseur : après une carrière de vétérinaire et de
conseiller privé pour des ONG, il a embrassé une carrière àGreenpeace, qui l’a porté directeur de
Greenpeace France en 1997, puis directeur des programmes de Greenpeace International en 2003. Il
a ensuite rejoint le cabinet d’ « ingénierie et de communication en développement durable Â »
Synergence, au chiffre d’affaire de 4,5 millions d’euros en 2010. Il y occupe un poste de directeur. Le
président de cette boîte, Didier Livo, est l’ancien président national, puis européen, des Jeunes
Dirigeants d’Entreprise. Le président de Greenpeace nommé en 2008, Robert Lion, est quant àlui un
énarque qui a été conseiller technique du ministre de l’Equipement Edgar Pisani en 1966. Il a donc
contribué àl’implantation d’infrastructures du type autoroutes. Il devient ensuite chargé de mission
au ministère de l’Industrie, avant de devenir directeur de la Caisse des dépôts et consignations après
1981. Il quittera Greenpeace l’année suivante pour rejoindre Europe Ecologie (Nicolino, 2011, page
104). Nous pouvons légitimement y voir un acteur du productivisme.
Mais au-delàde cette connivence pratique, mais pas toujours idéologique, peut-être qu’il y a
autre chose qui se joue. Il est certain que bien des gens issus de l’économie classique et qui
rejoignent après les associations développent un discours critique sur leur ancien métier. Mais est-ce
toujours le cas ? Est-ce que nous ne sommes pas dans des réseaux cohérents ? C’est ce dont parlent
Semprun et Riesel, dans leur ouvrage Catastrophisme, administration du désastre et soumission
durable
(2008, page 59) :

« Qui sont ceux qui prennent en main, ou s’apprêtent àle faire, l’administration de désastre ? Ils n’ont
jamais cessé de croiser, et de se croiser, dans les eaux du pouvoir. Il serait fastidieux de donner de ces
réseaux une description précise [...]. Mais enfin, quiconque sait un peu dans quel monde il vit ne
saurait être surpris des connivences, cooptations et renvois d’ascenseur qui assurent le
renouvellement participatif des personnels et des orientations. Ici, c’est par mi les concepteurs et les
agents des programmes de développement mis en place depuis l’après -guerre qu’est apparue une
minorité de dissidents maison – certains se feront même « objecteurs de croissance Â » – qui
commenceront à« lancer l’alarme Â » sans cesser de garder un pied, ou de placer leurs amis, dans les
institutions, leurs colloques, séminaires et think tanks. S’y sont pragmatiquement agrégés les partisans
d’une critique écologique expurgée de toute considération liée àla critique sociale. Scénario
« gagnant-gagnant Â » : les uns procuraient les arguments
technico-scientifiques dont les autres étaient
avides pour pouvoir parler le même langage ; eux-mêmes, rejoints par les environnementalistes de
stricte obédience qui avaient trouvé plus vite encore àqui parler dans les grandes organisations
internationales, incarnaient cette représentation de la « société civile Â » indispensable àtoute stratégie
de lobbying institutionnel Â »

Tout est dit sur l’écologie intégrée ! En tout cas, cette porosité entre entreprises et associations
explique en partie les tendances bureaucratiques, hiérarchisées et marchandes. Reprenons l’exemple
de Pascal Husting. Son orientation est clairement managériale : rationaliser les moyens afin de
financer des actions et campagnes qui doivent être évaluées par la suite ; « renforcer la gestion de
notre corps de métier Â » par « l’organisation de campagnes Â », conçue comme une sorte de
planification militante (Le Nouvel économiste, 08/12/2010). L’importation de pratiques utilitaristes
et le renforcement des logiques organisationnelles relèvent donc d’une stratégie de l’association,
portée par des directeurs et administrateurs issus du monde de l’entreprise.

L’efficacité àtout prix, ou l’idéologie utilitariste àGreenpeace

Selon Lefevre, les réunions des groupes locaux sont rythmés « par des questions organisationnels Â » :
comptabilité, logistique, partenariats, actions dans le cadre de Greenpeace France ou International
(2008, page 396). Les groupes locaux sont bien réduits àl’état d’instrument. Pour Sylvain Lefevre, les
groupes locaux sont « régis par les normes de l’efficacité, de la productivité et de la rigueur
procédurale, de la technicisation des enjeux et de la dépolitisation des interactions. [...] En revisitant
ce classique (l’engagement bénévole mis au rythme managérial), les ONG tentent de faire « coup
double Â » : d’une part, profiter de la légitimité d’un ressourcement démocratique par la mise en scène
de leur ancrage « sur le terrain Â » et atténuer le stigmate du « protest business Â » en mettant l’accent
sur le registre traditionnel du bénévolat de proximité, d’autre part utiliser la productivité de ces
collectifs dévoués et compétents dans la division du travail militant où la quête de soutiens est une
des clefs d’une mobilisation réussie Â » (2008, page 473). Nous sommes clairement dans des calculs
stratégiques et utilitaristes qui supplantent les principes de base et les velléités de lutte horizontale
et populaire.
Greenpeace fonctionne comme une entreprise. D’ailleurs, ce qui pourrait être considéré
comme un élément majeur du fait associatif, l’engagement bénévole, est instrumentalisé par
l’administration des permanents et utilisé comme ressources symboliques de légitimité
.
Evidemment, nous ne sommes pas dans une démarche entrepreneuriale classique, àsavoir dégager
du profit, mais dans une démarche similaire orientée vers la défense de l’environnement – finalité
qu’il serait possible de considérer comme en partie inverse du monde de l’entreprise. Mais il y a bien
un fonctionnement managérial interne, avec une division du travail poussée et une
instrumentalisation de ce qui est nommé « ressources humaines Â ». Par ailleurs, c’est un capital
symbolique que cherche àcapitaliser Greenpeace, àsavoir « l’opinion publique Â ». Proche d’une
entreprise classique, elle cherche àobtenir des gains de légitimité dans un champ concurrentiel
, et
vise en finalité le monopole, ou en tout cas le leadership. Cette concurrence, explicite au niveau de la
collecte de fonds, se situe aussi dans des choix stratégiques et manières de faire. Greenpeace se tient
généralement en dehors des luttes sociales plurielles, préférant mener des actions médiatiques en
son nom – ce qui n’empêche pas l’investissement de membres de Greenpeace àl’extérieur. Mais
l’organisation reste en général àl’écart des mouvements sociaux, pourtant proches de ses militants,
comme si elle avait intégré l’aspect concurrentiel du « marché de l’opinion publique Â » [1]. C’est ce que
Nadège Fréour nomme « Le positionnement distancié de Greenpeace Â » (2004), qui précise que « la
coopération avec d’autres organisations, plus soucieuses de débats internes et de prises de décision
collectives apparaît donc aux militants de Greenpeace comme un risque de perte de temps (et
d’efficacité) dans des procédures louables, mais stériles Â ». L’urgence qu’ils ressentent face aux
dégradations irréversibles que subit l’environnement renforce bien souvent la primauté qu’ils
donnent àl’action sur la discussion.
Pour autant, il existe du conflit interne au sein de l’organisation. Certains militants,
notamment ceux avec de multiples appartenances associatives (une bonne partie des militants sont
clairement inscrits dans des démarches politiques àl’extérieur, souvent proches de
l’altermondialisme, de la décroissance et de l’extrême-gauche), critiquent en interne le
fonctionnement managérial ou les choix stratégiques. Certains groupes tentent parfois de
s’autonomiser quelque peu et de se créer des marges de manœuvre. Surtout, tout semble se passer
comme si l’obéissance en interne était compensée par l’acceptation tacite de l’infidélité. Nombre de
militants s’impliquent par ailleurs dans du syndicalisme, des luttes sociales particulières, d’autres
associations etc. Il existe un en dehors de certains membres. Toutefois, nous avons eu vent de
certaines personnes poussées vers la sortie pour leurs positions et engagements qui ne
correspondaient pas àla ligne de l’association... De la même manière, dans un document interne, le
siège de Greenpeace France met en garde les salariés et les responsables de groupes locaux qui
rejoindraient, même en leur nom, une mobilisation antinucléaire contre un transport de déchets
nucléaires vers l’Allemagne. En effet, Greenpeace refusait de rejoindre la mobilisation antinucléaire à
Valognes en novembre 2011 pour de multiples raisons : àla fois pour des raisons politiques,
Greenpeace estimant que les déchets doivent retourner au pays d’origine, mais aussi par refus de
rejoindre une action jugée « avant tout organisée par la mouvance anarchiste et libertaire Â » (la
violence étant immédiatement associée àcette « mouvance Â »). Pourtant, afin de profiter du fait que
« de nombreux médias seront présents Â » et « que ce transport fera l’objet de beaucoup
d’attention Â », des rassemblements, y compris àValognes, seront organisés par Greenpeace la veille
le long du tracé. Et si ce document interne précise la possibilité aux adhérents de l’association d’y
participer, les salariés et les responsables des groupes locaux sont invités à« suivre [la] consigne Â »
puisqu’ils « engagent la responsabilité de l’organisation Â ». Ce document interne montre le
« cadrage Â » du siège national lors des luttes sociales. S’il existe du conflit, l’organisation semble
essayer de « tenir Â » ses représentants publics.
Surtout, si ces éléments sont largement critiqués par des membres de Greenpeace
(hiérarchie, management, terrain médiatique, délaissement de l’action directe pour le lobbying et
l’expertise), ils estiment pour autant que seule cette organisation peut leur permettre d’atteindre
certains objectifs d’action directe et de conscientisation, du fait de l’importance logistique et organisationnelle de l’association. Les activistes rapportent souvent cet état d’esprit, contradictoire
avec l’engagement politique de certains en dehors de l’organisation, mais justifié au final pour les
avantages d’efficacité. Une activiste rencontrée portait elle-même une critique acerbe du
fonctionnement interne, qui serait « partagée par la moitié des activistes Â », selon elle. Mais il faut
bien que les personnes s’y retrouvent pour que cela tienne. Et, de fait, c’est le principe d’efficacité
qui est mobilisé : « il n’y a que Greenpeace qui peut me permettre de faire des choses que je serais
incapable de faire ailleurs, continue-t-elle, parce qu’il y a de la logistique, de l’argent, du monde
derrière
 Â ». Finalement, àl’utilitarisme de Greenpeace correspond l’utilitarisme des militants ; à
l’instrumentalisation par l’organisation correspond l’instrumentalisation par les acteurs
. Il y a une
intériorisation du discours et des pratiques organisationnels et utilitaristes. Le sens final de
l’association, àsavoir la défense de l’environnement, apparaît comme le quasi -seul marqueur de
principe et politique. Mais qu’en est-il des moyens d’y parvenir ?

Greenpeace, ou le prestataire de militantisme vert

En outre, il semble que le prisme de l’efficacité vient bien occulter toute dimension politique. Au sein
des groupes locaux de bénévoles, si l’action, décidée hiérarchiquement, est valorisée, au contraire le
débat et l’information en interne sont mis de côté. Il existerait, selon Lefevre, un « effort collectif
pour maintenir un socle commun d’apolitisme Â » – du moins pendant les temps formels (2008, page
397). Nous sommes bien làdans un effacement du contenu politique et de la délibération interne.
Les actions médiatisées sont un autre exemple de cette contradiction. L’aspect spectaculaire
est valorisé, doit correspondre aux formats des médias, et cherche àsusciter une émotion au sein de
l’ « opinion publique Â ». L’action supplante le débat, la forme le contenu . Làencore, le seul contenu
large est celui de l’adhésion àla défense de l’environnement et àl’action directe non violente
(adhésion distanciée). Les subtilités, les modalités, ce qui fait réellement sens, est mis de côté et pris
en charge par quelques personnes de manière hiérarchique.
La prépondérance des logiques organisationnelles sur la dimension politique est renforcée
par un autre phénomène interne. L’urgence structurelle, affirmée par un bénévole qui témoigne
qu’« Ã Greenpeace, nous sommes toujours dans l’urgence Â », dans laquelle sont empêtrés les
bénévoles, renforce la suprématie des logiques organisationnelles. Il faut toujours aller vite, ce qui ne
permet pas de prendre le temps de débattre, de s’informer, voire de prendre position et de
contester. L’urgence renforce aussi la hiérarchisation de Greenpeace. Et cela, c’est quelque chose
que toute personne qui lutte ne connaît que trop bien... La vitesse est, de manière générale, un
facteur de renforcement de la bureaucratisation
.
Cette forme explicitement choisie du spectaculaire pose aussi le problème de la délégation et
de la dépossession. Elle se distingue, nous l’avons dit, des actions collectives de type luttes sociales,
du fait qu’elle soit menée par Greenpeace seule et par des spécialistes (les activistes). De façon
quelque peu caricaturale, nous pouvons dire que des donateurs payent des professionnels de
l’action militante, action militante qui devient une prestation àlaquelle on souscrit sans s’engager.

L’implication personnelle est désincarnée, déléguée àdes organisations et personnes définies
comme spécialistes. Ce qui veut aussi dire que ce sont les personnes directement concernées qui se
trouvent dépossédées de la protestation et de l’action collective. Le choix originel de Greenpeace de
la dimension médiatique en vue de mobiliser l’ « opinion publique Â » – catégorie élaborée par le
pouvoir – est peut-être un facteur qui dès le départ a favorisé une professionnalisation et une
spécialisation.
Ce problème, qui est en fait celui de l’hétéronomie – cher àl’écologie, chez un Illich par
exemple –, se révèle aussi dans le choix tardif du lobbying et de l’expertise. Or, le lobbying est par
essence quelque chose d’obscur, qui se passe en coulisses, et sur lequel les personnes non
impliquées n’ont aucune prise – y compris au sein de l’association. Quant àl’expertise, c’est un
discours de nature technique et savant. Cette expertise est directement àmettre en corrélation avec
la professionnalisation : pas d’expertise sans professionnalisation. Mais c’est aussi une forme de
délégation – dépossession : ce qui se joue entre experts est hors-du-monde-commun , comme le
souligne Miguel Anger dans une brochure sur la nucléarisation du monde en Nord -Cotentin (« La
tentation totalisante Â », 2001, page 22). Pourtant, l’expertise ou la contre-expertise restent dans des
discours techniques, difficilement compréhensibles pour le profane, et en tout cas éloignent les
populations de l’espace politique. A ce dernier se substitue un espace technique, dans lequel ne peut
pas prendre de place l’action collective. A des pratiques d’action succèdent des pratiques
spectaculaires ; et « tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation Â »
(Debord, 1992, page 15). Làaussi se joue l’appropriation ou la dépossession des espaces de décisions
et d’action ; làaussi, et surtout ici, se joue la question de la réappropriation de nos vies. La personne
est réduite au rang de spectateur d’un monde dont il n’a pas prise, hormis celui de soutenir des
spécialistes àtravers des sondages, ou mieux, par des dons financiers.

Greenpeace est un instrument de la dépossession

Cette analyse de l’association Greenpeace nous intéresse àla fois par ses tendances
organisationnelles internes, mais aussi par la dynamique de structuration du mouvement écologiste
àlaquelle elle a participé et participe toujours. Au départ véritable mouvement, l’écologisme s’est
peu àpeu structuré via des Organisations Non Gouvernementales bureaucratisées, véritables
appareils associatifs, et des partis politiques ancrés dans le jeu électoral dont la temporalité est
différente de celui des luttes sociales.
Dès le début, le mouvement écologiste naissant sera divisé. Alain-Claude Galtié témoigne
dans le hors-série n°15 du mensuel Courant alternatif de l’Organisation Communiste Libertaire
(« L’environnement c’est Kapital Â », février-mars-avril 2010, page 15), de ces conflits, notamment aux
Amis de la Terre et dès 1970.
Les Amis de la Terre était une association qui en fait rassemblait àla fois des militants de
terrain proches des mouvements autogestionnaires et des « notables Â » soucieux de l’environnement,
dont Brice Lalonde de la richissime famille Forbes était l’un des représentants. Il existait dès l’origine
une tension entre ces deux catégories, l’une souhaitant associer l’écologie aux questions sociales et
politiques, l’autre voulant faire de la dénonciation environnementaliste et se méfiant de la remise en
cause du système capitaliste libéral que pouvait porter la critique écologiste. Pour autant, on peut
citer ce texte des Amis de la Terre de Caen paru dans le n°229 de l’APRE/hebdo du 28 janvier 1977,
cité par Galtié, qui montre l’opposition fondamentale des écologistes au capitalisme mais aussi à
l’électoralisme (page 18) :

« Nous luttons contre le système économique qui consiste àcapitaliser la plus -value née du travail des
salariés, mais son frère jumeau, le système politique qui consiste àcapitaliser les bulletins de vote et
les délégations de pouvoir, n’est pas clairement démasqué [...]. La loi de la majorité avec ses
apparences trompeuses de légitimité conduit àdes erreurs de plus en plus graves, de plus en plus
évidentes. Pour se vendre et pour se faire élire, il faut caresser les clients et les électeurs dans le sens
du poil. Â »

D’ailleurs, même les premières participations d’écologistes àdes élections, en 1974 aux
présidentielles ou en 1978 aux régionales, se font sans appareil politique par conviction idéologique
et par préférence de la forme du mouvement àcelle de la structure. Mais cette dimension politique
et contestataire du mouvement écologiste va rapidement être mise àmal. Les Amis de la Terre vont
d’ailleurs procéder àl’éviction des plus activistes et des plus anciens militants, alors que de plus en
plus d’ « entristes Â », comme les appellent Galtié (page 17), ou encore « fossoyeurs du mouvement Â »
(page 17), deviennent adhérents. L’association en elle-même se structure et se formalise en même
temps qu’elle disparaît de plus en plus des luttes sociales populaires pour entrer dans du lobbying.
Greenpeace, on l’a vu, va suivre àpeu près le même mouvement.
Au même titre que le mouvement écologiste dans son ensemble, dont il fait partie, le
mouvement antinucléaire va connaître le même processus de structuration en s’institutionnalisant :
àl’origine, dans les années 1970, le mouvement est éclaté entre différentes associations et comités
locaux qui se coordonnent de manière horizontale. En 1975, des manifestations rassemblent jusqu’à
25 000 personnes. Cette même année, un premier attentat important contre les premières
infrastructures de la centrale de Fessenheim revendiqué par la RAF (Fraction Armée Rouge) crée des
premières divisions. Cependant la lutte continue às’amplifier (jusqu’à100 000 manifestants àPlogoff
en 1980) et de nombreux projets de réacteurs sont abandonnés. L’Etat ne cède pas, et de violents
affrontements ponctuent les rassemblements antinucléaires, jusqu’àla mort d’un manifestant à
Malville en 1977. Une nouvelle scission apparaît quand s’expriment chez certains la volonté de se
rapprocher du jeu électoral en s’organisant en parti et de s’orienter vers le lobbying via des
associations importantes et centralisées. C’est dans ce contexte que naît Greenpeace France en
1977, association dès l’origine liée àla lutte antinucléaire comme nous l’avons vu. Et peu àpeu
Greenpeace va être le prototype de l’association qui se transforme en appareil associatif, alors même
qu’elle conservait au départ une certaine proximité avec la forme du mouvement et le mode
d’organisation horizontale qui le caractérise. Greenpeace et ce type d’appareils vont être àla fois les
premiers àse bureaucratiser au sein de la nébuleuse écologiste et être vecteurs de
bureaucratisation.

La gauche arrive au pouvoir en 1981, portée, entre autres, par la majorité des comités locaux
antinucléaires et plus largement par une bonne partie du mouvement écologiste, mais ce
mouvement va rapidement devenir une force d’opposition du fait du maintien du programme
nucléaire (lutte de Chooz en 1984 par exemple). En effet, si le futur ministre de l’urbanisme Quilès
promet un référendum sur le nucléaire pendant la campagne, celui-ci n’aura jamais lieu. Cependant,
un certain nombre de leaders ont obtenu des places au sein des pouvoirs publics et se retrouvent
intégrés àune politique que par ailleurs ils contestent au sein des comités, associations et partis (le
parti des Verts est créé en 1982, huit ans après qu’un écologiste se soit présenté pour la première
fois aux élections présidentielles) [2]. C’est àce moment-làque les associations et partis les plus
importants prennent le pas sur l’organisation horizontale, offensive et axée sur la lutte du
mouvement antinucléaire : les Verts et Greenpeace entre autres, vont rapidement prendre une
position dominante au sein du mouvement dans les années 1990. Et le mouvement antinucléaire
sera de moins en moins un « mouvement Â ».
Greenpeace représente bien cette tendance du mouvement écologiste àse figer dans des
organisations de plus en plus bureaucratisées, et de plus en plus intégrées, perdant la forme du
mouvement et passant àdes ONG et partis
. Ces bureaucraties sont devenues accompagnatrices
dans la production des normes du pouvoir. Le Grenelle de l’environnement, auquel ces associations
se sont empressés de participer, est encore un signe qu’il n’y a plus grand-chose àattendre de ce
genre d’organisations.
Et aujourd’hui, la partie la plus visible, médiatisée et seule interlocutrice des autorités, des
mouvements écologistes et antinucléaires apparaît largement intégré. Elle s’est largement écartée
des luttes populaires, du conflit et de l’action directe pour se formaliser et se dégrader en lobbying
(ce qui pourrait faire de Greenpeace la CFDT des luttes écologistes et antinucléaires), actions
médiatiques faites par des spécialistes, et par un fétichisme organisationnel qui fait que toute
pratique de Greenpeace soulève tout de suite le doute sur ses intentions réelles : développer
l’organisation et la faire survivre àtout prix sont probablement les moteurs de l’action de
l’organisation de Greenpeace
(logique pour une bureaucratie) – ce qui n’est heureusement pas le
cas d’un certain nombre de militants de base, tout àfait sincères et avec lesquels des ponts restent
bons àbâtir.

Les participants et participantes du camp antinucléaire de Valognes en novembre ne s’attendaient
pas àtisser des liens solides avec la direction de Greenpeace. Le fait qu’elle décide d’un
rassemblement la veille, dans le but assumé dans des mails internes de tirer la couverture
médiatique àelle, n’était guère étonnant. Son refus de participer était attendu. En revanche,
quand, par la voie de son porte-parole local Yannick Rousselet, elle se dissocie en ces termes :
« une ligne blanche a été franchie Â » ; quand elle participe au discours puant des autorités en alimentant les fantasmes de dangereux incontrôlables (surtout pas par elle !) violents ; quand elle
refuse le simple acte – minimal – de solidarité avec les inculpés de Valognes, en imposant, seule,
son veto dans une coordination régionale qui souhaitait marquer sa solidarité, obligeant les autres
organisations àfaire chacune son communiqué ; alors là, pas de doute, on change de registre. C’est
un positionnement clair, et il n’est pas amical envers celles et ceux qui veulent lutter et reprendre
en main leur vie. Il ne reste plus qu’àen prendre acte. Nous n’avons définitivement plus rien àvoir
avec Greenpeace
.

Par un anarchiste du CRAN
(Collectif Radicalement Antinucléaire),
CAEN, 2012


[1Fabrice Nicolino donne un exemple d’instrumentalisation des autres associations écologistes par Greenpeace.
Lorsque le porte-avion Clémenc eau est parti vers l’Inde pour se faire désamianter, des associations écologistes
se sont mobilisées pour le dénoncer. Greenpeace, qui n’a fait que suivre après coup cette affaire, se serait
empressé de s’adjuger la victoire lorsque le Clémenceau a du faire demi -tour et rentrer en France. Pour
Nicolino, ce communiqué et la médiatisation qui s’ensuivit était tout àfait mensonger (2011, p age 100 à102).

[2Ce n’est pas ici que nous discuterons de la pertinence et de l’efficacité d’intégrer l’écologisme au système
politique. Par manque de temps. Cependant, nous pouvons relever que cette intégration, c’est aussi la
soumission des instituts et recherches de défense de l’environnement aux hommes et femmes politiques, ainsi
qu’aux fonctionnaires historiques, notamment des Ponts et Chaussées. La restructuration du Ministère de
l’Environnement entre 2004 et 2008, axé dorénavant sur l’aménagement du territoire, tend àle montrer. Ce
n’est rien d’autre qu’une soumission de la défense de l’environnement aux promoteurs les plus actifs du
productivisme...